Article transmis par notre correspondant Philippe Cléris
« Vivre et travailler au pays », c’était le slogan des militants du Larzac, de l’Ardèche, des coopérateurs ruraux du centre de la Bretagne des années 1970 : à l’heure des premières remises en cause du modèle centralisateur jacobin de la technocratie parisienne dominée par les hauts fonctionnaires et les grands ingénieurs, des mobilisations s’étaient constituées contre le tout militaire, le tout nucléaire ou le tout Paris… C’était une époque où l’on croyait que l’action politique pouvait changer la vie entre l’explosion de mai 1968 (qui n’est pas seulement un feu d’artifice de l’extrême gauche) et la victoire de François Mitterrand de 1981 : c’était la naissance du mouvement pour l’écologie politique en France, la montée d’un syndicalisme rural indépendant de celui de la FNSEA en lutte pour l’autonomie des paysans contre le clientélisme des notables locaux. C’était aussi la montée des mouvements régionaux (voire régionalistes) pour la reconnaissance des identités locales face à l’aveugle gestion du territoire français par la technocratie parisienne discrétionnaire via le réseau préfectoral pour imposer les aménagements que souhaitent les lobbies industriels à tous les ploucs de la Province. C’était la reconnaissance en marche des cultures françaises, celles qui ont été écrasées depuis deux siècles par l’impérialisme parisien ; la décolonisation de la France s’étant arrêtée à Alger en 1962. L ‘approfondissement de la démocratie et partant, la réalisation des principes de la République (la République n’est pour le moment qu’une pétition de principes pour orner les frontons des mairies) devait passer par la démocratisation de la démocratie locale ( aujourd’hui, la démocratie locale consiste à élire un autocrate pour 7 ans de dictature sur le territoire communal) c’est à dire par la mise en place avec les habitants et le mouvement social et associatif local d’une véritable démocratie participative…
De tout cela que reste t-il après 25 ans d’adaptation de la France à la mondialisation néo-libérale ? Pas grand chose si ce n’est des évidences qu’aujourd’hui, tant à droite qu’à gauche, personne n’ose remettre en cause : qui est aujourd’hui officiellement contre la protection de l’environnement, le développement durable, la décentralisation voire la démocratie participative ? Mais des intentions à la réalité il y a, comme toujours, des années lumières…
Pourtant, la situation mondiale marquée tant par l’ouverture et la déréglementation néo-libérale que par les immenses enjeux du développement durable (fin du pétrole pas cher dans moins de 20 ans…) fait que ces questions déjà posées par la jeunesse idéaliste des années 1970 deviendront les certitudes des plus réalistes d’entre nous d’ici 30 ans, à moins qu’il ne soit trop tard : la concurrence territoriale générée par la mondialisation sera de plus en plus vive . Seuls les territoires qui sauront maîtriser leur développement de façon harmonieuse pourront se tirer d’affaire. Pour les autres, une nouvelle ère de dépendance quasi coloniale se prépare signifiant chômage, précarité et baisse de la qualité du cadre vie… Les villes et territoires dominants imposeront leurs lois aux territoires dominés, réserves d’espaces à exploiter ou à polluer ou pire encore, réserves de relégation pour populations en difficulté, territoires méprisés ou oubliés… Les récentes émeutes dans les banlieues des grandes agglomérations françaises témoignent avec amertume que ce phénomène de concurrence territoriale existe fortement sur le territoire de la République « une et indivisible »…
Le slogan « vivre et travailler au pays ou dans son quartier » garde donc toute son actualité : qu’en est –il de la Normandie et du département de la Manche ?
La « Basse » Normandie, un territoire dominé…
Selon les derniers chiffres disponibles (INSEE ; juillet 2005) la « Basse » Normandie est avant dernière région de France en part de P.I.B. (« Basse » Normandie : 21ème sur 22 et la « Haute » Normandie : 13ème sur 22). C’est la dernière région de France pour les emplois de cadres. Un jeune diplômé sur 4 (bac +3) quitte la « Basse » Normandie pour continuer ses études ailleurs et trouver un emploi . La « Basse » Normandie est sous la moyenne nationale pour le nombre de médecins pour 1000 habitants (départements de l’Orne et de la Manche). La « Basse » Normandie n’est toujours pas reliée ni connectée au réseau TGV. (Paris /Saint-Malo en trois heures depuis décembre 2005). L’école d’avocat de Caen a été délocalisée à Rennes en 2003 ainsi que celle de Rouen partie à Lille. Le crédit maritime de « Basse » Normandie a désormais son siège social à Saint-Brieuc. Les carrières de granit du Mortanais sont en difficulté depuis que les municipalités préfèrent utiliser le granit importé de Chine via le port de Nantes. Certains éleveurs de l’Avranchin qui n’ont que l’équivalent du RMI à la fin du mois acceptent l’épandage de lisiers en provenance de Bretagne pour arrondir leurs revenus.
Une association est obligée de prendre en charge le transport public des jeunes chômeurs de Coutances pour leur recherche d’emploi en raison de la carence de tout transport public dans le département de la Manche (sauf à Cherbourg). La pression immobilière sur le littoral de Granville empêche les jeunes couples qui voudraient vivre et travailler au pays de le faire, justement ! Le port de Cherbourg qui vient de perdre deux tiers de son trafic transmanche n’est toujours pas correctement désenclavé. (liaison autoroutière entre Carentan et Saint-Lô). Tandis qu’on attend sagement le jour ou un TER électrique reliera correctement Granville à Caen . (Ne rêvons pas trop de pousser cet aménagement jusqu’au Mont St Michel vu l’état du budget régional…). La « Basse » Normandie, trop « basse » ou trop petite a été recalée pour les jeux équestres mondiaux de 2010 (au profit du Kentucky) malgré tous les atouts de la filière équine bien présente dans la région. La « Basse » Normandie est décidemment bien trop petite : le seul budget du CG du Calvados pèse 2 fois et demi plus que l’ensemble du budget de toute la « Basse » Normandie. Certains élus locaux, entre autres à Caen mais aussi beaucoup dans le département de la Manche (le sud plus que le Cotentin), pensent que l’avenir c’est le rattachement de la « Basse » Normandie au « Grand Ouest » piloté à Rennes ou à Nantes mais certainement pas de Caen ou de Cherbourg : c’est le renoncement pour le déclin confortable assis sur la double rente du nucléaire (66% de la taxe professionnelle perçue par le CG 50) et du tourisme balnéaire (avec la résidentialisation d’une population de retraités). Dans la Manche, en effet, beaucoup s’en vont à Rennes pour raisons professionnelles mais je ne connais pas beaucoup de Rennais qui font le chemin inverse avec autant d’intensité si ce n’est pour explorer le pays pendant les vacances scolaires à la recherche d’une opportunité immobilière… Signe évident d’une dépendance de type colonial (la banlieue, c’est là où c’est moins cher…).
Pour en terminer (provisoirement, hélas) avec cette litanie déjà trop longue sur le déclin réel d’une région normande coupée en deux depuis 1955, je garde le plus symbolique pour la fin : dans le courant du printemps 2004, la banque PNB Paribas lance sur les médias et sur l’affichage public des grandes villes françaises un nouveau produit d’épargne baptisé « Tatihou ». C’était à Lyon sur le quais de Saône à un feu rouge : d’abord surpris agréablement d’être interpellé si loin de la Normandie par un vocable qui évoque un paradis perdu de ma vie intime et sentimentale, je fus peu à peu gagné par une colère froide de voir que l’image de cette petite île splendide soit associée à un produit d’épargne . Je me demandai aussitôt : « qui a osé permettre cela ? ». Dès le lendemain, j’attrape mon téléphone et j’appelle la mairie de St . Vaast la Hougue ainsi que le secrétariat du musée maritime de Tatihou : personne n’était au courant ! Une semaine plus tard, je reçus une lettre du maire de Saint Vaast pour me remercier de l’avoir prévenu tandis que le directeur du musée, passablement courroucé par cet affaire plaidait sa cause auprès du Conseil Général de la Manche : pour quel résultat ? Quelques mois plus tard, je reçus une lettre fort aimable du président (UMP) du Conseil Général de la Manche M. JF Legrand qui, tout en saluant mes efforts pour défendre les intérêts de la région, m’informa qu’il venait de signer un partenariat avec la banque pour promouvoir le département de la Manche. Je n ‘ai pas voulu donner suite à ce courrier qui me tomba des mains…
La Manche et la « Basse » Normandie sont donc des territoires dominés par des « élites » politiques dominées : le déclin social et économique de la région ne les touche que s’il affecte aussi leurs clientèles électorales directes (les agriculteurs FNSEA, l’artisanat, le petit patronat et les retraités). Si ce déclin s’approfondit davantage, mettant en cause de plus en plus l’avenir social de ces catégories (on peut rajouter aussi les ouvriers, les employés et les petits fonctionnaires), des forces extrémistes et populistes chasseront ces notables de leur fromage confortable aux prochaines élections nationales et locales…
Face à ce triste bilan qu’aucun responsable politique n’ose faire en public (lire pourtant le rapport du Conseil économique et social de « Basse » Normandie de 2004 : affligeant !) et face à la médiocrité de la proposition politique en « Basse » Normandie, il y a pourtant une belle idée qui fait son chemin malgré tout. Cette idée a pour elle d’être simple : unis nous sommes plus forts pour décider par nous mêmes de notre avenir et de le maîtriser. Divisés, nous sommes trop faibles et des décideurs concurrents profitent de notre division . C’est la situation dramatique dans laquelle nous sommes : la plupart des grandes décisions stratégiques qui concernent l’avenir de la « Basse » Normandie sont prises à l’extérieur (Paris, Nantes ou Rennes). Par exemple, l’affaire de l’EPR installé à Flamanville : EDF décide avec la carotte de l’emploi (argument typique proposé aux territoires dominés) aux élus locaux de gérer les conséquences (environnementales, entre autres avec le passage des lignes à haute tension). Pourtant, de plus en plus d’activités sociales et économiques ont intégré concrètement la dimension normande à 5 départements : c’est bien cet ensemble qui bénéficie d’une notoriété internationale et qui semble économiquement le plus cohérent ( avec l’axe du val de Seine et le littoral qui offre de nombreux atouts sur le bord de la mer la plus fréquentée du monde). Outre la cohérence historique et patrimoniale de la Normandie à 5 (c’est pour cette raison qu’il n’y a qu’un seul comité touristique normand qui, cependant, reçoit pour son financement 50% de moins que son homologue breton…) il y a la réalité de nombreuses entreprises, banques, administrations, agences, syndicats, fédérations sportives, associations et mouvements qui sont déjà « réunifiés »… Ce mouvement est d’ailleurs fortement ressenti dans les territoires ruraux et dominés des confins (le sud du Pays d’Auge ; l’est de l’Orne et l’ensemble du département de l’Eure) : pour ces bassins de vie dont certains viennent d’être durement touchés par la déprise industrielle, la perspective de la réunification de la Normandie changerait la donne en éclaircissant enfin l’avenir. Dans la Manche, c’est évidemment Cherbourg qui aura le plus à profiter des retombées positives d ‘une réunification normande dont l’enjeu est la maîtrise du développement portuaire : le maire de Cherbourg, Bernard Cazeneuve (PS) ne fait donc pas mystère de son engagement pour la réunification. Granville aurait aussi beaucoup à gagner en terme de financement de son développement (liaisons avec les îles anglo-normandes, désenclavement ferroviaire et routier) si la ville et le port pouvaient bénéficier du soutien de la 5ème ou 6ème région de France : car c’est bien le poids que pourrait peser la Normandie, en terme de PIB si nous étions unis…
Les deux actuels présidents régionaux Duron et Le Vern (PS) ont compris cet enjeu et depuis deux ans, les dossiers de la « coopération régionale renforcée » progressent (liaison ferroviaire améliorée entre Caen et Rouen ; l’aéroport international normand ; l’agence portuaire régionale ; Normandie métropole ; l’Etablissement public de Normandie ; le pôle universitaire normand, le comité de tourisme ; la liaison rapide « Normandie vallée de Seine » etc…). Mais cette politique des petits pas reste fragile tant les méfiances accumulées depuis plus de 30 ans par des calculs politiciens aussi médiocres que mesquins demeurent (Les deux « bas » normands les plus « bas » récemment observés : M. Garrec ; ex président de la « Basse » Normandie et Mme Lebrethon maire de Caen, avec une faute d’orthographe, biensûr…). Les partisans du statu quo de la division se sentent dépassés dans l’argumentaire : l’idée de la réunification progresse partout en Normandie notamment chez les décideurs de la vie sociale et économique, les élus locaux doivent alors prendre position pour ou contre. Il serait donc intéressant de savoir qui dans la Manche est réellement contre cette idée de bon sens et quels seraient les arguments qui pourraient être développés pour défendre une telle idée si ce n’est les arguments de la peur (on va se faire envahir par les « Hauts » Normands) ou du déclin (je préfère être la poubelle nucléaire à lisier du Grand Ouest que de prendre le risque de reprendre mon destin en main…).
Florestan d’Hudimesnil