C'est une espèce d'aventurier isolé dans un milieu, la haute administration, qui ne promeut guère les avant-gardistes. Un homme dont la curiosité, l'enthousiasme et l'éclectisme contrastent avec la rectitude du CV: licence en droit, Sciences po, ENA, Cour des comptes... C'est l'histoire de l'invention des régions françaises et de leur créateur en chef, Serge Antoine, disparu en 2006.
Pour découvrir cet épisode méconnu, il faut remonter une cinquantaine d'années en arrière. Se replonger dans l'effervescence de la période qui a suivi la Libération, lorsque la France, parmi mille autres chantiers, s'interroge sur la pertinence de sa carte administrative. Et pose un diagnostic sans détour: archaïque. Alors que s'amorce le triomphe de l'automobile, le département, conçu sous la Révolution pour permettre aux citoyens d'effectuer un aller-retour à leur chef-lieu en une journée de cheval, demeure l'alpha et l'oméga de l'organisation étatique. Aux yeux des jeunes élites de l'époque, habitées par l'idée de progrès, cette survivance n'est pas seulement anecdotique. Elle est aussi complice du pire crime qui soit dans un pays qui se débat encore dans les restrictions: l'inefficacité. Impossible de doter chacun des 90 départements des hommes compétents (hauts fonctionnaires, économistes, urbanistes, ingénieurs...) et des moyens nouveaux, comme la mécanographie (ancêtre de l'informatique), dont une nation moderne a besoin.
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Et cela d'autant plus que les années 1950 -on l'a oublié- marquent les grandes heures d'une notion désormais disparue, ou presque: la planification. Logements, routes, production agricole, électricité: tout est alors régi par le Plan, avec un grand P. Or, dans les limites étriquées des départements, toute planification territoriale est évidemment impossible. Aussi, en 1955, Edgar Faure, alors président du Conseil, décide-t-il de lancer des "programmes d'action régionale" où seront définis des objectifs à cinq ans et les moyens de les atteindre. Dans la foulée, le Commissariat général au Plan leur donne un cadre, celui des "régions de programme", en effectuant à la hâte un premier découpage et en y nommant des chargés de mission. "19 régions avaient été dessinées sur un coin de cheminée", se souvient Serge Antoine. Après quelques ajustements, leur nombre est porté à 22 par un arrêté du 28 novembre 1956. Mais, conçu dans la précipitation, l'exercice tourne rapidement à vide. Au nom de la neutralité de l'Etat, les chargés de mission, basés à Paris, n'ont pas le droit de prendre aucun contact avec le terrain! Et les fameux moyens se résument à un vague catalogue des décisions des différents ministères, sans réelle coordination. Il faut donc reprendre l'ouvrage.
Que l'on ne se méprenne pas. Ces"régions" ne sont, à l'époque, qu'un échelon de travail pour l'Etat. Un problème technique, pas politique. Rien à voir avec ce qu'elles sont devenues: des collectivités locales à part entière, dotées d'élus au suffrage universel, chargées de construire des lycées, de faire circuler des trains, et autorisées à lever l'impôt. Aussi, pour en définir plus sérieusement les contours, se contente-t-on de débusquer, en cette année 1956, un jeune énarque en début de carrière: un certain Serge Antoine, qui travaille alors à la Cour des comptes. Doté d'une tête bien faite, familier de ces questions (il est l'un des chargés de mission de 1955), il est aussi réputé se passionner pour les cartes et la géographie. Il va être servi.
3 octobre 1927 Naissance, à Strasbourg.
1954 Sortie de l'ENA.
1956 Entre à la Cour des comptes.
1963-1971 Chargé de mission à la Datar (Délégation à l'aménagement du territoire et à l'action régionale).
1970-1978 Secrétaire général du Haut-Comité de l'environnement.
1971 Participe à la création du ministère de l'Environnement.
1998-2006 Président d'honneur du Comité français pour l'environnement et le développement durable, dit "comité 21".
Président de l'institut Claude-Nicolas-Ledoux (salines royales d'Arc-et-Senans).
Fondateur et vice-président du plan Bleu pour la Méditerranée et membre de la Commission méditerranéenne du développement durable.
Ce pourrait être un sujet d'oral de Sciences po. "Prenez une carte de France. Découpez-la intelligemment. Cerise sur le gâteau: vous n'avez que 28 ans et, évidemment, pas l'ombre d'un ordinateur. Exposez la manière dont vous allez procéder." C'est exactement la question qui a été posée à Serge Antoine. Et voici sa réponse.
D'abord, on ne sort pas de l'ENA pour rien: de la mé-tho-de. Puisqu'il s'agit avant tout de permettre aux administrations de travailler à un échelon plus vaste, Serge Antoine sait que sa carte doit rester opérationnelle, c'est-à-dire être utilisable par les ministères. Aussi décide-t-il d'observer de très près leurs pratiques, incroyablement disparates. Car tous, confrontés à l'étroitesse des départements, ont déjà bricolé leurs propres découpages "supra-départementaux". Mais, évidemment, aucun ou presque ne coïncide... Un exemple? Selon l'Education nationale, la région "Nord" comprend les départements du Nord, du Pas-de-Calais, de la Somme, de l'Aisne et des Ardennes. En revanche, pour la Sécurité sociale, l'Aisne n'en fait pas partie. Du côté de l'Agriculture, c'est encore pire. Il existe une première division pour les Eaux et Forêts, une autre pour le Génie rural, une troisième pour la protection des végétaux et ainsi de suite. Au total, quelque 80 divisions coexistent dans le plus grand désordre. Une sorte de caverne d'Ali Baba revisitée par Kafka et Courteline réunis.
Nullement découragé, Serge Antoine décide de superposer sur un grand calque les découpages des principales administrations, chacun avec une couleur différente. "Je l'appliquais sur une fenêtre, pour travailler en transparence. Aline, ma femme, m'aidait. Heureusement, je suis droitier et elle, ambidextre", se souvient-il.
Peu à peu, quelques régions apparaissent avec évidence, car toutes les administrations, ou presque, les dessinent de la même manière: la Bretagne, l'Alsace, l'Auvergne, etc. Pour d'autres, en revanche, un espace se distingue autour d'une grande ville, mais les contours en sont flous. Quant à certains départements, c'est le brouillard le plus complet. L'Indre, à elle seule, est associée à 12 départements différents dans des configurations variées selon le domaine envisagé! Il faut trouver autre chose.
Serge Antoine se penche alors d'un peu plus près sur l'armature urbaine de la France. Où se situent les grandes villes et, surtout, quelles relations entretiennent-elles les unes avec les autres? Pour le savoir, il se plonge évidemment dans les données du recensement, mais aussi dans... celles du trafic téléphonique, un excellent révélateur. Nîmes téléphone davantage à Montpellier qu'à Marseille? Le Gard sera donc rattaché au Languedoc-Roussillon. Les communications de Périgueux sont plus nombreuses vers Bordeaux que vers Limoges? La Dordogne ira donc avec l'Aquitaine. Et ainsi de suite.
Pour élaborer sa carte, Serge Antoine se fixe trois grandes contraintes. Premièrement, le respect des limites départementales. "C'était l'échelon de base de toutes les administrations: on aurait semé une pagaille monstre si l'on avait voulu s'en affranchir." Ensuite, un seuil minimum de population, d'environ 1 million d'habitants. Enfin, il lui paraît impératif de limiter la force du rayonnement parisien. "L'influence de Paris s'exerçait sur environ un tiers de la France. C'était non seulement nuisible au pays, mais impraticable pour les administrations: personne ne peut prétendre gérer le territoire au plus près sur une telle échelle." C'est ainsi que certaines régions sont créées "au forceps". Il existe un espace entre Lille et Paris? On dessine la Picardie en associant l'Aisne, la Somme et l'Oise. Il en sera de même avec la région Centre.
A quoi pourrait ressembler la nouvelle carte des régions et départements, après le passage de la commission Balladur? Réponse ici.
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De "grandes régions", une nécessité évidente
Il se souvient des cas les plus difficiles: l'Indre et la Dordogne, on l'a dit, mais aussi la Vendée (Pays de la Loire ou Poitou-Charentes?), les Hautes-Alpes (Rhône-Alpes ou Provence-Alpes-Côte d'Azur-Corse?), l'Aveyron (Languedoc-Roussillon ou Midi-Pyrénées?), etc. Peu à peu, néanmoins, une carte de France en 21 régions apparaît. Bonne surprise, elle ressemble en partie à la carte des "régions de programme" de 1956. Serge Antoine y a toutefois apporté plusieurs ajustements: contre l'avis des ministères de la Défense et de l'Intérieur, et grâce à l'appui de Matignon, Midi-Pyrénées perd les Pyrénées-Orientales (rattachées au Languedoc-Roussillon) et les Basses-Pyrénées (actuelles Pyrénées-Atlantiques, qui rejoignent l'Aquitaine). Il regroupe également la région Alpes et la région Rhône, précédemment séparées.
En 1958, son travail est terminé. Il lui reste à le faire valider par le gouvernement de la toute fraîche Ve République. Il contacte l'ancien conseiller de Jacques Chirac, Jérôme Monod, alors membre du cabinet de Michel Debré à Matignon. Celui-ci parvient à convaincre son patron de renoncer à son ancien projet de division de la France en 47 départements. Bientôt, deux décrets, datés du 7 janvier 1959 et du 2 juin 1960 -que Serge Antoine prépare et défend lui-même devant le Conseil d'Etat- officialisent ce découpage et harmonisent les circonscriptions d'une trentaine de ministères. Un travail qui, vaille que vaille, se poursuivra pendant cinq ans, avec quelques exceptions de bon sens (les agences de l'eau) et d'inévitables administrations récalcitrantes -la Justice, l'Agriculture, les Finances...
Découvrez, région par région, les commentaires du créateur de l'actuelle carte.
Près de cinquante ans plus tard, il est frappant de constater que cette carte, "sa" carte, n'a presque pas changé, à l'exception de la Corse, détachée de Provence-Alpes-Côte d'Azur en 1972. Cela ne veut pas dire qu'il n'éprouve aucun regret. "Si c'était à refaire, je ne ferais qu'une seule Normandie. De même, je rassemblerais l'Alsace, la Lorraine et Champagne-Ardenne; Provence-Alpes-Côte d'Azur et Languedoc-Roussillon, ou encore l'Aquitaine et Midi-Pyrénées, en sachant que le choix de la capitale, entre Bordeaux et Toulouse, serait cornélien..."
Car la nécessité de "grandes régions", de taille européenne, lui est toujours apparue comme une évidence. Que ne les a-t-il dessinées à l'époque? "Vous commettez un anachronisme, sourit-il. Dans les années 1950, personne ne demandait cela. Il s'agissait simplement de permettre à l'Etat de réussir sa planification territoriale. Ma seule erreur a été de croire que je mettais en place un système évolutif. J'étais convaincu, naïvement, que l'on assisterait peu à peu à des fusions de régions. Hélas, j'attends encore." Et beaucoup avec lui.