14 octobre 1066 : à Hastings, Guillaume le Conquérant bat Harold et son armée saxonne. Un débarquement aussi bien préparé et réussi que celui du 6 juin 1944 !
Les y revoilà comme tous les ans : les figurants normands et saxons ont rejoué la bataille sur les lieux de la foire d'empoigne, samedi et dimanche. Et sous les vivas de milliers de curieux.
Vu d'en haut, on croirait un défilé automne-hiver de Karl Lagerfeld. Ou un remake champêtre des Monty Python. Voire un épisode des Visiteurs. Un vide-greniers médiéval ? Un festival des coups de boule, cuir et métal ?
Vu d'en bas, de la colline peignée comme un tweed anglais, à la pente raide comme l'injustice, c'est tout autre chose. « On a le grand frisson, comme si on entrait dans un stade de rugby », suggère Arnaud Le Fèvre, le président de Hag Dik, l'association normande qui a fait le voyage d'Hastings.
En bas, la terre tremble. Il pleut des lances, des quolibets, l'effrayant boucan des boucliers qu'on tambourine. Et des cris catapultés : « Out ! Out ! Out ! »
Dehors les intrus ! Dehors les Normands ! Dehors l'armée de Guillaume ! Dehors ce duc qui rêva d'être roi ! Et il y parvint. Pour Bertrand Bové, le kiné français, Hastings est « presque un pèlerinage ». Il est son rendez-vous d'automne, une atmosphère inouïe qui sent le feu de camp, les copains, les amis anglais, les soirées pleines de rires, la bière qui mousse dans les cornes de vache. Et la mort : « Je meurs en moyenne deux fois à Hastings, le samedi et le dimanche. »
Sa solide carcasse se harnache de cotte de maille, casque à nasal, bouclier et épée : « 25 kg. L'équipement d'un pompier qui part au feu ». Sauf que lui, Messire Bertrand, part à l'assaut des Saxons en haut de la colline « où je m'arrange pour tomber dans l'herbe, car j'aime bien agoniser en profitant de la vue. Ma mort, je me la choisis honorable ». C'est pour rire.« Tout est surjoué, les cris, les coups. C'est un peu du catch. Ça envoie de la joie. »
Pour rien au monde il ne raterait ces reconstitutions : « Je cherchais un truc qui me ferait prendre l'air et qui m'enrichirait culturellement. Et je l'ai trouvé ».
Le bonheur, il est où Bertrand ? « Au XIe siècle. » Le bonheur est ici et pas forcément maintenant.
Disons le tout net : Hastings est une affaire fort sérieuse. Sur cette terre, le 14 octobre 1066, près de 20 000 hommes se sont rentrés dedans, de l'aube au crépuscule. Furieusement et pour de vrai. La prairie, si bucolique aujourd'hui, en fut rouge sang. Et l'armée normande, au terme de 8 heures de combats enragés, refila une peignée aux vaillants Saxons qui défendaient leur patrie. Harold, leur roi, perdit l'œil droit et la vie. Guillaume Le Conquérant, devint dès lors William The First, roi d'Angleterre et d'autres lieux. Le monarque le plus puissant de son époque.
Le monde a basculé dans ce décor vert pomme. Ce fut la dernière fois qu'un pays venu d'ailleurs parvint à faire plier la fière Angleterre. Charles-Quint, (ndlr: en fait, Philippe II son fils roi d'Espagne) Napoléon, Hitler, tyrans belliqueux, s'y cassèrent les crocs. C'est dire. En fait, hormis Jules César, il n'y eut que deux débarquements réussis de part en d'autres de la Manche : en 1066 et en 1944.
(ndlr: c'est faux car il y eut aussi celui de 1217 réalisé par le roi de France Louis VIII le Lion à la demande des barons anglais voulant se débarrasser définitivement de Jean Sans Terre)
« Le 14 octobre 1066 est un peu le brouillon du 6 juin 1944. Guillaume est comme Eisenhower : il ruse sur ses intentions, prépare scrupuleusement son affaire, espionne, attend la fenêtre météo favorable, réussit à embarquer 10 000 hommes et 3 000 chevaux en un temps record, et débarque à l'aube sur une plage avant de triompher. »
Depuis presque mille ans, les Anglais fêtent cette défaite. « Pour nous, tout a commencé là. Nous sommes un vieux pays fondé par des Français », dit Jack Straw, l'ancien ministre de Grande-Bretagne. Hastings, pour eux, c'est un peu Alésia pour nous. Une vieille douleur, une humiliation qui réveille, un sursaut d'orgueil. Une sorte de « plus jamais ça ».
Pourtant, qui connaît vraiment Hastings en France ? Sommes-nous si riches de victoires contre nos meilleurs ennemis pour oublier celle-là ? Pierre Bouet, l'universitaire caennais, latiniste féru d'Histoire, est formel : « Pour les rois de France il était presque inadmissible qu'un petit duc de province ait conquis l'Angleterre. La République a fait de même. »
Ce sont les vaincus qui ont entretenu la flamme. Et la reine d'Angleterre en est restée, jusqu'à ce jour « duc de Normandie ». Les Anglais prennent leur café du matin dans des mugs qui ne sont jamais que des moques à cidre ayant traversé la mer. Et, à l'entrée du cimetière britannique de Bayeux, où dorment les soldats tombés en 1944, une inscription en latin est gravée dans la pierre claire. Elle dit : « Nous, vaincus par Guillaume, avons libéré la patrie du vainqueur. » Un partout, la balle au centre. Nous sommes quittes. The party is over.