«I love rock’n’roll, so put another dime in the jukebox baby !» L’hymne hédoniste de Joan Jett résonne sur le parking du 106 de Rouen, lieu d’accueil du Forum Libération. La chanson est ponctuée par les puissants coups de klaxons de la CGT Grand port maritime de Rouen. Enveloppés dans leur gilet fluo, les délégués syndicaux sont venus exposer leurs craintes. Que la future métropole favorise le tertiaire au détriment du secondaire, qu’elle devienne «une métropole sans usines» et «pour touristes». Qu’elles les oublient, eux et leurs emplois. Sur le parking, une colonne de pneus part en fumée et s’évapore dans le brouillard. Les syndicalistes parviendront à partager leurs inquiétudes sur la scène du 106.
Une heure plus tard, c’est justement un débat économique qui agite la grande salle. Les nouvelles responsabilités de la métropole de Rouen, offertes par la loi du 27 janvier 2014, permettront-elles de soutenir l’économie locale ? Allez, on remet une pièce dans le juke-box : et la fameuse croissance ? «Depuis une vingtaine d’années, et surtout depuis la crise de 2008, toute la croissance française vient des métropoles», explique l’économiste Pierre Veltz dans la revue Urbanisme de novembre 2014.
Optimisme donc du côté de Rouen, où l’on voit grand et l’on espère bénéficier de l’effet locomotive d’une métropole qui regroupe 40 % de la population du département. «Notre objectif, c’est que la croissance profite au-delà du périmètre de la métropole», précise Nicolas Rouly, président du Conseil général de Seine-Maritime, assurant que le département gardera un rôle moteur dans cette croissance tant désirée. C’est si facile, la croissance ? «L’avantage métropolitain, ça se mérite», clame l’économiste Jean Haëntjens.
Adeline Lescanne, directrice générale de Nutriset, se veut rassurante. Sa société basée à Malaunay, au nord de Rouen, fabrique et exporte des produits nutritionnels à l’international, utilisés notamment par l’UNICEF et le PAM - Programme alimentaire mondial- dans les pays en crise. «Dans la métropole, il y a des compétences en recherche et développement, il y a du potentiel», dit-elle. «Vous êtes dans le privé et vous ne vous plaignez pas des impôts ?», pique Laurent Joffrin, le directeur de la rédaction de Libération. «On travaille au Soudan et au Niger, répond-t-elle, et on réalise que bosser en France, c’est pas mal.» Pour Jean Haëntjens, partisan d’une croissance qu’il appelle «frugale», «Rouen doit se penser indépendamment de l’ombre portée du port, c’est ce qu’ont fait Helsinki ou Barcelone. Elles ont réussi à s’en affranchir en repoussant les zones logistiques et en découplant les fonctions portuaires et commerciales». Pas sûr que les délégués de la CGT apprécient l’idée… «Rouen a mieux à faire qu’être l’avant-port de Paris», tranche l’économiste.
Un participant remet la croissance à sa place, sous les applaudissements : «Je suis né en 1972 et cette question a toujours été en haut du tableau de mes professeurs d’économie. Eux avaient pourtant connu le plein-emploi… Notre génération a décidé de se démerder face à la crise. Sans les institutions, s’il le faut.» La conférence s’achève et dehors, le brouillard s’est levé. Silence sur le parking. Le rock FM a déserté les docks. Reste une discrète bouillie de caoutchouc et de bois, un amas couleur pétrole. Encore fumant.