LUBRIZOL: une catastrophe communicationnelle et médiatique...
La pollution n'est pas que chimique. Elle est aussi médiatique. Depuis près de quinze jours, la cacophonie règne sur les circonstances et sur les conséquences de la catastrophe industrielle Lubrizol. Et cette cacophonie risque de faire une victime voire deux...
Rouen et la Normandie!
Lire ci-après cet article plutôt édifiant de Claire Garnier, de la rédaction des Echos: l'article est intéressant. Dommage que le titre choisi soit plutôt maladroit: les Rouennais qui subissent cette catastrophe ne sont pas hystériques. Ils sont en colère.
En outre cet article ne s'intéresse pas aux conséquences plus durables de cette catastrophe: le gel des productions agricoles, la pollution des sols et des jardins, la pollution à long terme et son impact sur la santé humaine, la pollution de l'image de Rouen et de la Normandie.
Incendie de l'usine Lubrizol à Rouen: histoire d'une hystérie collective
Bousculés par la machine médiatique, les pouvoirs publics ont perdu la bataille de la communication autour de l'incendie de l'usine Lubrizol de Rouen. Des médecins signalant des problèmes gastriques aux « écolos » réclamant la fermeture des usines chimiques, chacun a joué sa propre partition, pour le plus grand bonheur des chaînes télévisées d'information continue.
Benoit Decout/REA
Par Claire Garnier
Mis à jour le 9 oct. 2019 à 8h06
Le robinet crache une eau marron au lendemain du gigantesque incendie de Lubrizol à Rouen . La scène est filmée et visualisée plus d'un million de fois sur Twitter. On apprendra plus tard que cette eau foncée émane d'une installation défectueuse, réalisée par l'auteur de la vidéo lui-même, comme ont pu le vérifier les services de la Métropole de Rouen avant de publier un communiqué qui assure que l'eau reste potable à Rouen. Mais sur ce marché dérégulé de l'information, où toute source est mise sur le même plan que les autres, quel peut-être le poids de la parole publique ? A fortiori, quand la peur et l'inquiétude envahissent l'espace , et que les chaînes d'info diffusent des images anxiogènes en quasi-continu.
Jeudi 26 septembre, peu avant 5 heures du matin, les Rouennais sont tirés de leur sommeil par des explosions d'une violence inouïe. Dans la confusion du réveil, ils hésitent entre la guerre et le travail bien matinal de marteaux-piqueurs. A 5h45 tombe le premier communiqué de la préfecture de Seine-Maritime indiquant qu'un incendie frappe l'usine Lubrizol, classée à haut risque, sans faire de victimes. Bilan humain : zéro mort, zéro blessé et huit personnes hospitalisées, rentrées rapidement chez elles. Par comparaison, l'explosion d'AZF à Toulouse avait fait 31 morts et 2.500 blessés.
A 8h30, au cours d'une conférence de presse audio, le préfet de Seine-Maritime Pierre-Yves Durand fait état d'une « absence de toxicité aiguë » selon les premières analyses des pompiers, concernant la qualité de l'air à Rouen. Par la suite, rendant compte d'analyses complémentaires, il déclare : « Les résultats sur les composés organiques volatils (COV) sont tous inférieurs au seuil de quantification et font apparaître un état habituel de la qualité de l'air sur le plan sanitaire, à l'exception de la mesure effectuée sur le site de Lubrizol pour ce qui concerne le benzène. » Face caméra, il simplifie son message évoquant un « état habituel de la qualité de l'air à Rouen ». Trois jours plus tard, il explique aux journalistes : « Cela ne voulait pas dire que la qualité de l'air était satisfaisante à Rouen. »
Chacun joue sa partition
Très rapidement, les différentes composantes de la société se mettent à jouer leur partition, les médecins pour signaler des problèmes rhino-pharyngés et gastriques, les écologistes pour remettre en cause l'existence même des usines chimiques, les journaux pour relayer la parole de mères angoissées qui hésitent à allaiter. Pourtant l'Agence régionale de santé (ARS) souligne tous les jours l'absence de risque. « La contamination par dioxine se fait par ingestion. Les femmes n'ont pas pu ingérer de la dioxine du fait du gel des récoltes et de l'interdiction de commercialisation des produits d'origine animale. »
Si l'Etat a parfaitement géré cette intervention d'urgence, sa communication non adaptée au grand public a généré de l'anxiété et [...] de la défiance.
Nicolas Mayer-Rossignol, candidat à la mairie de Rouen
De leur côté, les élus d'opposition ne se privent pas de tacler la parole publique. « Les notions de toxicité aiguë et de qualité de l'air ne sont accessibles qu'à un public restreint. Par ailleurs, les habitants ne pouvaient l'entendre, alors que cela sentait si mauvais », explique aux « Echos » Nicolas Mayer-Rossignol, ingénieur des Mines, ancien président PS de la Région Haute-Normandie, et candidat à la mairie de Rouen. « Si l'Etat a parfaitement géré cette intervention d'urgence, sa communication non adaptée au grand public a généré de l'anxiété et, au bout du compte, de la défiance. » De son côté, le socialiste Yvon Robert , aux commandes de Rouen et de sa Métropole, se prépare à porter plainte contre X et louvoie dans ses déclarations. A France Info, il déclare qu'il « a confiance dans l'ARS » et aux « Echos » « qu'il ne faut pas douter de la parole des ingénieurs et des scientifiques », sans inclure la parole de l'Etat.
Défiance généralisée
Devant la défiance généralisée - opinion, élus, journalistes - les ministres sont envoyés au front , mais sur place, leurs messages sont discordants. Christophe Castaner, le ministre de l'Intérieur, déclare qu'il « n'y a pas de dangerosité particulière ». Agnès Buzyn, ministre de la Santé, annonce que Rouen est « clairement polluée par les suies ». Edouard Philippe, Premier ministre, répète que le gouvernement « fait en sorte que tout ce qui est su, toutes les analyses qui sont réalisées, soient rendus publics ». Et se fait pédagogue au cours d'une visite chez Lubrizol, expliquant qu'il faut savoir distinguer odeur et toxicité. Le lendemain, mardi 1er octobre, devant les députés, il autorise le préfet à rendre publique la nature des produits qui ont brûlé et leurs quantités respectives, ce qu'il ne pouvait faire auparavant, en raison d'une réglementation antiterroriste de 2017.
Edouard Philippe à l'usine Lubrizol
Que ne l'a-t-il pas expliqué dès le premier jour quand nous le harcelions avec cette question ? Cette diffusion tardive a généré au mieux de l'angoisse, au pire de la paranoïa, alors que les Rouennais ont très mal vécu que la mort de Jacques Chirac efface en cinq secondes Lubrizol de l'actualité nationale. « On nous cache des choses. On ne nous dit pas tout », pouvait-on entendre le soir de ce mardi 1er octobre dans le cortège des 1.800 personnes qui manifestaient sous les fenêtres du préfet. Lequel s'interrogeait à haute voix en conférence de presse : « Quel serait l'intérêt de l'Etat de cacher des choses ? »
Loin de calmer les esprits, la mise en ligne sur le site de la préfecture de la liste des 5.000 tonnes des produits de Lubrizol ayant brûlé a amené les citoyens à spéculer sur « l'effet cocktail » de la combustion de tel produit avec tel autre. L'opacité de l'entreprise voisine de Lubrizol, Normandie Logistique, également touchée par l'incendie, nourrit l'inquiétude et la suspicion. « L'exploitant nous a fourni la liste de la totalité des produits stockés dans ses trois entrepôts, soit un total de 9.000 tonnes, mais nous n'avons pas le décompte de ce qui a brûlé et pas brûlé », déclare le préfet vendredi 4 octobre. On ignorait donc encore mardi 8 octobre s'il s'agissait de produits alimentaires, comme de la gomme d'acacia ou bien des additifs de Lubrizol, Normandie Logistique étant prestataire de Lubrizol.
Communication a minima des entreprises
La communication a minima des deux entreprises, sauf pour affirmer que le feu n'a pas pu prendre chez elles, a instillé du doute et de la suspicion chez les journalistes. Pour l'anecdote, il nous a fallu appeler Chevron Oronite au Havre, concurrent de Lubrizol, pour comprendre ce que sont les additifs. Le silence de Lubrizol a, par ricochet, accru le ressenti d'incertitude sur la fiabilité des informations données par l'Etat. Autrement dit, quand l'Etat présente les défaillances de Lubrizol, dit-il bien la vérité ? En 2013, une erreur de manipulation avait conduit à l'émission d'un composé soufré malodorant, le mercaptan. En 2017, l'entreprise avait, en outre, reçu une « mise en demeure » de la Direction régionale de l'environnement (Dreal) de se mettre aux normes, après 17 « manquements ». L'augmentation des capacités de stockage de Lubrizol en 2019 sans avoir à en passer par une évaluation environnementale accroît aussi la défiance de l'action de l'Etat, même si la loi Essoc du 10 août 2018 l'autorise à le faire. Ce desserrement des contraintes normatives a amené l'Etat à se justifier. « Cette augmentation de stockage ne modifiait pas la nature du site ni les risques associés », a indiqué Patrick Berg, le directeur de la Dreal, jeudi 3 octobre, ajoutant que ses services s'étaient rendus « 39 fois sur le site depuis 2013 ».
Les prises de position de scientifiques critiquant l'action des autorités sanitaires contribuent aussi à brouiller la parole de l'Etat. Le 4 octobre, Bruno Ferreira, directeur général de l'alimentation au ministère de l'Agriculture, présente les analyses en cours dans la quarantaine de fermes « sentinelles » visées par le gel des récoltes et l'arrêt de la commercialisation des produits d'origine animale. « Des prélèvements sont effectués tous les deux jours pour le lait, les oeufs et les poissons d'élevage et tous les quatre jours sur les produits maraîchers de plein champ, pommes, maïs, betterave à sucre, pomme de terre, herbe. » Mais le 7 octobre, le Réseau Environnement Santé (RES) assure, lui, que « le lait et les fourrages ne sont pas analysés ». Le même réseau RES affirme aussi que l'usine Lubrizol de Rouen stocke du chlore, élément qui participe à la formation de dioxines, ce que la Dreal dément lundi 7 octobre.
Des informations sans décryptage
Le 30 septembre, Ancré Cicolella, chimiste et toxicologue, recommande de son côté aux autorités sanitaires d'examiner les hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP) que l'on trouve dans les suies, dont un certain nombre sont cancérogènes. Mais les autorités sanitaires se sont, semble-t-il, attaquées à la question, si l'on en croit les éléments fournis par le préfet de Seine-Maritime le 28 septembre. « Les résultats sur les premiers prélèvements de suie ne mettent pas en évidence de différences significatives entre le prélèvement témoin et cinq autres sites situés sous le panache de fumée pour les hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP). » Des résultats dont la presse n'a pas fait état. Trop techniques sans doute.
Jour après jour, le préfet de Seine-Maritime continue de livrer les résultats des analyses en présence des services de l'Etat concernés (ARS, Dreal, Protection des populations…) et à les diffuser sur le site Internet parfois sans décryptage. Les services de l'Etat sont sur le fil pour cette communication puisqu'il ne faut pas être trop technique tout en rassurant sur… la fiabilité de l'information donnée dans un climat de défiance.
Par ailleurs, certains interlocuteurs ne facilitent pas le travail d'explication des journalistes. Quand « Les Echos » demandent au directeur général de l'Ineris (Institut national de l'environnement industriel et des risques) pourquoi les analyses de dioxine en cours sont complexes, l'intéressé répond sur la défensive : « Je vous invite à venir dans mon labo ! » Ce qui n'est pas une réponse.
Principe de précaution
Enfin, certaines initiatives prises par des personnes publiques sous couvert du principe de précaution ont, au mieux créé de la confusion, au pire de l'anxiété. C'est le cas de la fermeture des deux piscines extérieures de la région rouennaise qui n'a pas été demandée par l'ARS. A Mont-Saint-Aignan, le bassin extérieur a été fermé quatre jours après l'incendie. Il a rouvert le lundi 30 septembre mais les nageurs ont été priés d'évacuer en urgence le bassin qui a, en outre, été vidé. A Rouen, la piscine de l'île Lacroix a fermé son bassin olympique extérieur pendant deux jours et l'a rouvert le samedi et le dimanche. Mais le lundi 30, les usagers trouvent un écriteau indiquant que le bassin est fermé, principe de précaution oblige, jusqu'au « retour des analyses ». Ceux qui s'y sont entraînés le samedi et le dimanche peuvent donc s'interroger sur la qualité de l'eau dans laquelle ils ont trempé. Et se demander si, avec cette affaire, la peur des eaux foncées est si absurde que cela !
Claire Garnier