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L'ETOILE de NORMANDIE, le webzine de l'unité normande
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5 septembre 2020

L'empire des Plantagenêts: un bel article de l'historienne normande Fanny Madeline à lire sur Cairn.info

L'Etoile de Normandie a le plaisir de vous faire partager la lecture d'un bel article dû à l'historienne médiéviste normande Fanny Madeline sur l'empire des Plantagenêts que l'on peut retrouver sur le site spécialisé "Cairn. info".

C'est l'occasion de rappeler à celles et ceux qui l'ont oublié, notamment du côté d'Alençon, que la Normandie, fille de la mer et du fleuve est aussi une place géo-politique qu'il faut savoir tenir sur l'une des routes majeurs de l'isthme européen entre le Nord et le Sud: la France qui réalise progressivement son unité depuis Paris à partir des XIIe et XIIIe siècles aura pour objectif de contrôler la grande route de Champagne et de la Bourgogne jusqu'à la vallée du Rhône et Marseille puisque l'autre grande voie commerciale plus à l'ouest avec l'accès majeur fluvial de Paris à la mer par la Seine et la route terrestre Angleterre-Espagne (qui doublait la route maritime parfois périlleuse du golfe de Gascogne) était aux mains des... anglo-normands dans le cadre de l'espace féodal dominé par les Plantagenêts.

Aujourd'hui encore, la question d'un axe "isthmique" européen à l'Ouest de Paris alternatif à la saturation de l'axe Lille-Paris- Lyon-Marseille est toujours d'actualité notamment pour ce qui est du fret ferroviaire, sachant que cette route correspond à l'hinterland naturel de nos ports normands.

Le problème est que les infrastructures ferroviaires et routières ne sont pas au niveau et demeurent incomplètes pour que l'axe "Plantagenêt" via le Sud de la Normandie soit une alternative crédible à la saturation parisienne et à celle du "corridor Amsterdam-Marseille": la Normandie affaiblie, négligée dans les investissements de l'Etat et divisée pendant 50 ans n'a pas pu développer la puissance politique nécessaire pour mettre l'axe Plantagenêt à l'agenda de l'aménagement du territoire national car cet axe n'est pas un axe national mais un axe européen qui ignore Paris trop à l'Est: on comprend donc assez facilement pourquoi le roi de France Philippe II Auguste fut cet adversaire si déterminé de l'empire des Plantagenêts...

800px-Geoffrey_of_Anjou_Monument

Première apparition historique de nos futurs léopards normands sur la plaque funéraire de Geoffroy comte d'Anjou du Maine et de Touraine fondateur de la dynastie des Plantagenêts (1113- 1151).

https://fr.wikipedia.org/wiki/Armorial_des_Plantagen%C3%AAt


 

  • L'empire des Plantagenêts
  • Espace féodal et construction territoriale

Fanny Madeline

https://www.cairn.info/publications-de-Fanny-Madeline--32830.htm

L’usage du vocable d’empire pour qualifier l’espace dominé par Henri II et ses fils, entre 1154 et 1204, est un problème historiographique, qui s’est posé aussi bien aux contemporains de Henri II Plantagenêt qu’aux historiens du xxe siècle. Au xiie siècle, le concept d’imperium a essentiellement un sens théologico-juridique étroit, parfois il est employé dans un sens général pour désigner, comme dans le Dialogue de l’Échiquier, l’autorité supérieure dont un prince dispose sur l’extension de ses territoires [1][1]R. Fitznigel, Dialogus de Scaccario. The Course of the…. Cette utilisation dans le contexte Plantagenêt reste marginale et l’absence d’expression spécifique a entraîné de nombreux débats dans les années 1960-1980 sur la pertinence du terme empire pour le désigner. Des historiens ont rejeté l’expression empire angevin, employée pour la première fois en 1887 par Kate Norgate, en dénonçant son anachronisme [2][2]K. Norgate, England under Angevin Kings, New York, 1887 ; M.…. L’instigateur de ce débat est John Le Patourel, auteur en 1965 d’un article, intitulé The Plantagenet Dominions, dans lequel il propose d’utiliser le terme de Commonwealth plutôt que celui d’empire [3][3]J. le Patourel, « The Plantagenêt Dominion », History, I…. Les termes de fédération [4][4]W.L. Warren, Henry II, Londres, 1973, p. 561. Henry II…, de monde, d’espace ou l’expression de juxtaposition d’entités ont également été suggérés pour insister sur l’absence d’unité de ces territoires regroupés par le jeu des alliances diplomatiques et familiales, et inscrits dans un système de vassalités complexes [5][5]R.-H. Bautier, « “Empire Plantagenêt” ou “espace Plantagenêt” ?….

2Toutefois, en refusant la terminologie de l’empire, sous prétexte d’anachronisme, la plupart de ces historiens ne faisaient que le répliquer, en imposant au concept d’empire la forme du système politique tel qu’il s’était réalisé dans le modèle romain et colonial [6][6]J.C. Holt, « The end of the Anglo-Norman realm », Proceeding of…. Comment appeler alors un espace qui n’est ni un État ni une principauté ni un domaine féodal ? Pour John Gillingham, auteur en 1984 de The Angevin Empire, l’empire, comme catégorie analytique, est opératoire pour l’espace Plantagenêt si on lui donne également un sens plus large qui comprend une domination hégémonique plus que territoriale, formée d’un ensemble de réseaux commerciaux et humains [7][7]J. Gillingham, The Angevin Empire, Londres, 1984, p. 46..

3Ces débats terminologiques masquent, en réalité, les problèmes complexes de la conception de l’espace au Moyen Âge et, plus spécifiquement, du processus de formation territoriale des monarchies féodales aux xiie et xiiie siècles. Savoir si cet espace est plutôt une fédération ou un empire est moins essentiel au fond que la question des rapports entre la formation de l’état et l’empire. L’espace des Plantagenêts est un empire au sens où il n’est pas composé d’États égaux : la Bretagne, l’Aquitaine et, dans une moindre mesure, l’Anjou ne sont pas des États mais des principautés féodales, qui en constituent à la fois les marges et le cœur, là où se pose le plus nettement la question de l’empire comme domination. Les révoltes de barons bretons, tout comme leur volonté délibérée de participer à l’espace politique des Plantagenêts, montrent bien que c’est là que l’empire est le plus fortement ressenti [8][8]J. Everard, Britanny and the Angevins. Province and Empire,….

4À travers l’analyse des pratiques royales, il s’agit de saisir le processus contradictoire d’unification et de division à l’œuvre dans cette construction territoriale. Si l’unification des principautés est d’abord le fruit d’une construction dynastique, les pratiques successorales mises en œuvre portent également en elles sa division. Cet espace « polycratique » n’est-il alors un empire que par accident généalogique ? [9][9]J.C. Holt, « The end of the Anglo-Norman realm », art. cité,… Le penser, c’est refuser l’idée qu’Henri II ait tenté de spatialiser son pouvoir. De nombreux éléments montrent pourtant que ce processus était à l’œuvre : outre ses réformes judiciaires et militaires, c’est sa politique de construction castrale qui nous intéresse, car elle touche plus globalement l’ensemble de ses territoires [10][10]Les sources qui permettent d’analyser cette politique de…. En réaffirmant l’autorité royale sur certains lieux du pouvoir, Henri II renforce l’unité de cet espace profondément hétérogène, tout en maintenant sa diversité territoriale. Cette multiterritorialité se traduit dans les pratiques spatiales de la royauté, ses itinéraires et ses choix résidentiels qui en font ressortir l’organisation multipolaire et polycentrique.

Un empire « polycratique » ? Le rôle des pratiques successorales dans la formation de l’empire

5L’empire des Plantagenêts a été décrit par Martin Aurell comme un « monde polycratique », empruntant l’expression au célèbre ouvrage de Jean de Salisbury, rédigé entre 1159 et 1161, pour justifier l’idée que cet empire n’est qu’une « union factice et temporaire de principautés autonomes » [11][11]M. Aurell, L’Empire des Plantagenêt, op. cit., p. 12.. Cette conception tient principalement à la manière dont les pratiques successorales ont contribué à la fois à former cet empire et à le diviser. Sa formation est le résultat d’une politique de conquêtes territoriales et d’alliances matrimoniales, que l’on peut faire remonter à l’impérialisme angevin de Foulque V Nerra, au xie siècle. Dès 1096, Foulque fait entendre ses droits sur la Touraine, qu’il conquiert château par château, et construit les grandes forteresses de Loches, Chinon et Loudun. Puis en 1110, à la mort de son grand-père maternel, Hélie, le comte du Maine, Foulque hérite de sa principauté. Mais c’est en 1128, avec le mariage de Geoffroy le Bel, le fils de Foulque et de Mathilde, que l’empire en tant qu’union de plusieurs espaces politiques se réalise. À cette date, Mathilde est la seule héritière de Henri Ier d’Angleterre, qui était parvenu, en 1106, à réunir sous sa seule autorité le regnum anglo-normand créé par son père en 1066. Pour Thomas K. Keefe et C. Warren Hollister, l’idée de cet « empire » serait née dans l’esprit de Henri Ier. Mais, quel qu’en ait été le concepteur, il est admis que sa réalisation pleine et entière est principalement l’œuvre d’Henri II [12][12]C.W. Hollister et T.K. Keefe, «The Making of the Angevin….

6À la mort de son père, en 1151, Henri hérite de la Normandie, à charge pour lui de reconquérir l’Angleterre, dont le trône a été usurpé par Étienne de Blois à la mort d’Henri Ier en 1135. L’année suivante, en 1152, il se marie avec Aliénor, l’héritière du duché d’Aquitaine. Se pose alors la question de l’Anjou, qui est revenu de droit à son frère cadet, en accord avec les règles de successions angevines fondées sur la répartition des terres entre les héritiers mâles : le parage. Après maintes négociations visant à détourner ces règles successorales, Henri II parvient à capter l’héritage de son frère en 1156. Puis en 1158, Geoffroy meurt. Henri II se retrouve donc maître de l’ensemble de cet espace atlantique, une domination qui n’en reste pas moins soumise théoriquement au roi de France, auquel il a prêté hommage pour ses territoires continentaux en 1154.

7L’importance de la question de l’héritage se traduit dans la conception qu’Henri II se fait de ses domaines et dans l’organisation de leur partage entre ses fils [13][13]J.C. Holt, « Politics and property in Early Medieval England »,…. Au début des années 1160, il élabore un premier plan de répartition : Henri, l’aîné, reçoit l’héritage paternel, le regnum anglo-normand, Richard obtient le duché d’Aquitaine, le domaine de sa mère, tandis que Geoffroy reçoit la Bretagne, par son union promise avec Constance, la fille du duc de Conan IV. En 1167, la naissance de Jean « sans terre » vient remettre en question ce partage, et incite Henri II à obtenir du pape la bulle Laudabiliter en 1171 pour conquérir l’Irlande et ainsi doter son dernier fils. Afin d’éviter le morcellement après sa mort, Henri II ajuste la coutume du parage, en donnant à son fils aîné une autorité supérieure sur tous ses frères, qui doivent individuellement lui rendre l’hommage féodal. La cohésion de cet espace est ainsi théoriquement maintenue par les principes d’organisation successorale, fondés sur une primogéniture partielle et sur les liens de fidélité féodo-vassalique.

8En 1189, malgré le dispositif mis en place par Henri II, sa succession se déroule selon un scénario sensiblement différent. À cette date, deux des quatre fils du vieux roi sont déjà morts. Il ne reste alors en lice que Richard et Jean. Si Richard accepte de succéder à son père au trône anglo-normand, il refuse de céder l’Aquitaine à son frère : n’est-il pas, depuis 1172, investi officiellement du duché par l’évêque de Limoges qui lui a remis l’anneau de sainte Valérie, protomartyre d’Aquitaine, scellant ainsi symboliquement l’alliance du jeune prince avec le duché [14][14]Geoffroi de Vigeois, Chroniques, F. Bonnelye trad., Tulle,… ? C’est au nom de cette investiture que Richard met en péril la construction d’Henri II en refusant de prêter serment à son frère aîné en 1183. En 1189, Richard parvient à capter l’ensemble de l’héritage paternel en transgressant les règles de succession féodales, comme l’a fait son père en 1151. La question des pratiques successorales et de leur transgression est essentielle pour comprendre comment l’empire des Plantagenêts a pu exister dans toute son unité entre 1154 et 1204. L’empire dont hérite Richard ne peut donc être considéré comme le simple résultat d’un accident généalogique, sa volonté de conserver l’unité de l’empire est plus forte au final que les règles de succession féodales qui lui imposent une structure « polycratique ». Cette unité est aussi le résultat d’un processus de construction castrale.

Unification et territorialisation d’un espace polynucléaire

9La politique de construction menée par Henri II, au début de son règne, a d’abord pour but de rétablir son autorité sur l’ensemble des territoires. Il la conduit sur deux fronts parallèlement : aux limites externes de son empire et dans ses marges internes. Au cours des expéditions des années 1154 à 1159, qui le mènent en pays de Galles, en Écosse, dans les marges normandes du Mortain et jusqu’au pied des remparts de Toulouse, l’objectif d’Henri II est avant tout de réaffirmer son ius munitionis, ce droit régalien carolingien qui confère un monopole sur toute la construction castrale du royaume et que les ducs normands sont parvenus à conserver, malgré la dissolution générale des pouvoirs centraux aux xe et xie siècles [15][15]C. Coulson, « Rendability and castellation in Medieval…. C’est au nom de ce principe que les conquêtes d’Henri II sont essentiellement matérialisées par la confiscation et la destruction de nombre de châteaux illicites ou « adultérins », construits sous le règne du roi Étienne, et dans les régions ayant échappé à l’autorité effective du prince. Entre 1154 et 1158, il prend en Angleterre 74 châteaux, dont 22 sont détruits [16][16]R.A. Brown, « A list of castle, 1154-1216 », English Historical…. Après la révolte de son fils, entre 1174 et 1176, il fait détruire 18 places fortes sur les 52 qu’il a confisquées (dont 21 en Angleterre) [17][17]C. Coulson, Castles in Medieval Society. Fortress in England…. Au total, près de 190 châteaux ont fait l’objet d’une intervention dans le but de réaffirmer la potestas royale. Les chroniqueurs mentionnent ces confiscations et destructions de châteaux rebelles notamment après la révolte des fils du roi et des barons, entre 1173 et 1174. Les termes de cette réaffirmation de l’autorité royale sont connus par la description du concile de Windsor, tenu en 1176, où Henri II déclare avoir repris dans sa main tous les châteaux d’Angleterre et placé les barons dans les fonctions de simples gardiens (custodes) [18][18]Richard de Howeden, Gesta Henrici II et Ricardi I, W. Stubb…. Raoul de Diceto, diacre de Saint-Paul de Londres, a même une formule explicite : « Tous les châteaux d’Angleterre et de toutes les marches furent placés sous la garde et dans l’imperium du vieux roi. » [19][19]Radulf de Diceto, Opera Historica, W. Stubb éd., Londres, 1876,…

10Dans cette entreprise d’unification, Henri II tente également de réduire les marges internes, ces espaces « mous » de l’empire [20][20]La relation entre la prise de ces châteaux et la restauration…. Après en avoir repoussé les extrémités, reprenant Carlisle au roi d’Écosse en 1158, mais échouant devant Toulouse en 1159, Henri II se préoccupe de l’homogénéisation interne des domaines. Ainsi en 1162, il obtient de Geoffroy de Mayenne les châteaux de Gorron, Ambrières et Chateauneuf-sur-Colmont, et, en 1166, Guillaume Talvas lui cède Alençon et Roche-Mabile, comblant ainsi l’espace entre le pôle normand et le pôle ligérien [21][21]Robert de Torigni, Chroniques, I, op. cit., p. 335, 360.. La rapidité et la capacité d’intervention d’Henri II lui permettent de rétablir son imperium en renforçant son contrôle sur l’ensemble des châteaux de ses territoires. Or la délimitation d’un espace considéré comme une terra mea constitue une forme de territorialisation du pouvoir, un processus caractéristique des xiie et xiiie siècles [22][22]M. Lauwers et L. Ripart, « Représentation et gestion de….

11Territorialiser, c’est avant tout délimiter son territoire [23][23]B. Guenée, « Des limites féodales aux frontières politiques »,…. La carte des dépenses effectuées par l’Échiquier pour les constructions royales permet de saisir le dynamisme de la construction castrale aux frontières de cet espace [24][24]Voir carte 2 en annexe.. Au nord, face au royaume d’Écosse, Henri II renforce les châteaux Newcastle, Bowes, Wark et Carlisle ; à l’ouest, il fortifie les marges du pays de Galles avec les forteresses de Monthalt, Hereford et Walton pour faire face aux raids fréquents des Gallois ; et, au sud, notamment à Douvres pour protéger cette porte de l’Angleterre face au comté de Flandres. De même, les rouleaux de l’Échiquier de Normandie, quoique nettement moins réguliers et significatifs que ceux d’Angleterre, permettent de voir que ce sont les châteaux aux marges du duché qui ont reçu les sommes les plus importantes.

12Sur le continent, une telle carte n’est pas réalisable, mais la localisation des châteaux royaux de cette période dessine assez nettement des lignes de frontières [25][25]Voir carte 3 en annexe.. Dans le Vexin, les forteresses établies par Henri Ier constituent toujours un rempart contre les avancées des Capétiens, mais il entreprend de prolonger cette ligne de démarcation avec la construction de « fossés royaux », prolongeant le cours de l’Avre et reliant les limites méridionales du duché avec celles du Maine [26][26]P. Bauduin, La Première Normandie (xe-xie siècles). Sur les…. Le comté Maine-Anjou est lui aussi bordé d’une série de places fortes acquises par Henri II. Jusqu’à la Loire, la délimitation du territoire suggère cette tentative de spatialisation du pouvoir Plantagenêt. En deçà de la Loire, le duché d’Aquitaine apparaît, en revanche, plus polarisé autour de Poitiers, de l’axe La Rochelle-Niort et de Bordeaux, avec une dilution du pouvoir sur les marges et des interventions royales plus localisées autour de Limoges et Guéret. La fixation de ces limites s’effectue ensuite par des traités qui établissent, peu à peu et de manière incessamment négociée, la répartition des châteaux entre les parties. Ainsi, en 1196, les frontières orientales de l’empire en Auvergne sont définies par le traité de Gaillon que Richard passe avec Philippe Auguste, tandis que celles du Vexin sont à nouveau définies par le traité du Goulet passé entre Jean et Philippe Auguste en 1200 [27][27]Pour le traité de Gaillon, E. Rousseau et G. Désiré dit Gosset,….

13Si la construction de ces frontières est un facteur dans la territorialisation du pouvoir, ce n’est pas le seul. D’ailleurs cette frontière normande, apparemment si fortifiée, n’a pas empêché Philippe Auguste de la franchir en 1204. Il y parvient notamment grâce à l’absence de cohésion de la société politique autour de Jean, alors qu’en Angleterre la loyauté envers la monarchie est plus forte que la répulsion qu’il peut susciter [28][28]J. Holt, « The end of the Anglo-Norman realm », art. cité.…. Cette cohésion de la société politique anglaise est le résultat de la mise en place d’une monarchie administrative unifiée autour d’un droit commun à l’ensemble du royaume, la Common Law. En effet, pour fonctionner, cette monarchie administrative a besoin d’un personnel compétent composé de clercs et de juristes, mais aussi de la coopération de l’aristocratie locale. C’est parce que le gouvernement de l’Angleterre est possible par le simple jeu des institutions que les Plantagenêts n’y sont presque jamais, trop occupés à imposer sur leurs possessions continentales un pouvoir qui demeure uniquement attaché à la personne du roi et de sa cour.

L’empire, un espace multipolaire unifié par le prince

14Le pouvoir des Plantagenêts est avant tout un pouvoir féodal, fondé sur le rapport personnel au prince. La personne du roi reste, au cours de la période, le seul véritable lien entre les territoires. Henri II a donc inlassablement parcouru l’étendue de ses domaines pour réactualiser, par sa présence, la réalité de son autorité. Ces migrations incessantes constituent en elles-mêmes un mode de gouvernement, adapté à une organisation de l’espace médiéval fortement polarisée par des lieux de séjour dominants. Mais, au-delà de sa logique politique, cette itinérance constitue également un puissant vecteur de la construction territoriale [29][29]P. Boucheron, D. Menjot et P. Monnet, « Formes d’émergence,….

15La carte des itinéraires d’Henri II met en lumière l’importance des itinéraires royaux dans l’organisation de l’espace [30][30]Voir carte 4, annexe. Cette carte des itinéraires d’Henri II a…. De cet empire, on a souvent dit qu’il n’a pas de capitale, mais plutôt une route royale (The King’s Highway) [31][31]A. Cooper, « The king’s four highways : legal fiction meets…. On observe un effet de centralisation, à partir des années 1190-1200, principalement dû à l’essor des institutions de la curia regis chez les Plantagenêts comme chez les Capétiens [32][32]J. Baldwin, Philippe Auguste et son gouvernement, Paris, 1991,…. La chancellerie, qui porte avec elle une bonne partie des archives royales, ne peut plus suivre le roi dans tous ses déplacements. Elle se fixe alors dans les résidences principales de la région tandis que le roi continue son itinérance. C’est de la fixation de la curia régis que naît progressivement la notion de capitale. Si, à la fin du xiie siècle, aucune ville de l’espace des Plantagenêts ne centralise toutes les fonctions régaliennes, la Normandie et plus particulièrement la vallée de la Seine, en amont de Rouen, occupent, à partir du règne de Richard, une place prédominante qui permet de parler de « région capitale » [33][33]J. Gillingham, The Angevin Empire, op. cit., p. 54.. La Normandie sous Richard, comme le Sud de l’Angleterre sous Jean constituent peu à peu des pôles de concentration du pouvoir, mais l’organisation de ces espaces reste fondée sur une multipolarité, liée à la multiplication et la dispersion des fonctions capitales du gouvernement en différents lieux.

16En Angleterre, par exemple, le trésor royal est depuis longtemps fixé à Winchester, où Henri II fait construire une chambre du trésor dans les années 1170 [34][34]The Great Roll of the Pipe for the Reign of King Henry II, The…, tandis qu’à Westminster se trouve l’Échiquier, institution à la fois financière et juridique du royaume. Le développement de l’Échiquier incite à la centralisation et à une standardisation des procédures administratives, et, dès la fin du règne, le trésor royal est le plus souvent à la Tour de Londres [35][35]R.A. Brown, « The Treasury of the later 12th Century », dans…. Alors que les itinéraires d’Henri II soulignent l’importance de l’axe Londres-Westminster-Windsor-Winchester-Southampton plus que celle de la centralité londonienne. Sur le continent, les deux pôles, que l’on retrouve aussi bien chez Henri II que chez Jean, sont la moyenne vallée de la Loire et la basse vallée de la Seine, tandis que l’axe qui va de Barfleur à Chinon traduit efficacement l’idée de « route royale ». Itinérance et polarisation, voire centralisation se combinent donc au sein de l’empire sans que la modernisation de l’État monarchique anglais ait pour effet de sédentariser la royauté. En revanche, cette modernisation engendre des modes et des pratiques résidentiels spécifiques.

17À considérer la nature des lieux fréquentés par Henri II, un contraste apparaît entre les types de résidences anglaises et continentales. Hormis les châteaux royaux qui sont les lieux les plus fréquentés, lorsqu’il est en Angleterre, Henri II préfère séjourner dans ses domi : tantôt des palais, tantôt de simples loges de chasse, situés au cœur des forêts royales anglaises. L’investissement dans ces lieux, où le roi prend du repos (rex mora fecit), n’est pas négligeable, comme le montre la carte des dépenses de l’Échiquier [36][36]Voir carre 2 en annexe.. Ces demeures non fortifiées sont insérées dans un triangle Douvres-Nottingham-Clarendon, région dotée du meilleur quadrillage routier, hérité de l’Empire romain et entretenu au cours de l’époque saxonne [37][37]F.M. Stenton, « The road system of Medieval England », The…. En revanche, ni les sources de l’Échiquier normand ni celles du continent ne permettent d’affirmer que la politique palatiale y a été aussi importante sous Henri II. Tandis que les résidences ducales sont principalement autour de Rouen, à partir du règne de Richard, la Normandie accroît sa centralité sur le continent : le roi y passe le plus clair de son temps ; et il met en œuvre une politique de construction. Si l’essentiel des revenus du duché sont consacrés à l’édification de Château-Gaillard, Richard ne se limite pas à la construction militaire [38][38]J. Gillingham, Richard I, The Angevin Empire, Londres, 1999,…. Il fait également construire des résidences à Portjoie, Orival, Radepont, Le Vaudreuil et Pont-de-1’Arche, où il installe en 1190 sa seule grande fondation : l’abbaye cistercienne de Bonport [39][39]J. Gillingham, Richard I, op. cit., p. 54..

18S’il n’existe pas de discours de justification sur l’« empire » des Plantagenêts au xiie siècle, on peut néanmoins le décrire comme un espace vaste, dynamique et multiterritorial, où s’exerce une domination formelle qu’incarne le gouvernement personnel du prince, et où l’absence d’unité sociospatiale a pour corollaire la création d’un système politique hybride.

19La création d’un tel système politique est le résultat d’un héritage de territoires hétérogènes, d’une part, dont l’interdépendance repose sur les liens familiaux au moment où ceux-ci constituent une base de plus en plus instable [40][40]G. Duby, « Les jeunes dans la société aristocratique dans le…, et d’une unification spatiale, d’autre part, fondée sur une politique de construction et de destruction castrales destinée à réaffirmer l’imperium du prince. Paradoxalement, l’impossible cohésion féodale de cet espace est liée à l’essor de la monarchie administrative anglaise, parce que, au final, la « départementalisation » [41][41]C.W. Hollister, « Normandy, France and the Anglo-Norman… du pouvoir royal qu’elle produit a pour effet de diminuer le rôle unifiant et central de la curia régis. C’est ainsi qu’au creux de cet empire on peut voir se mettre en place les États monarchiques anglais et français du xiiie siècle.

Annexes
Carte 1

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Carte 2

 

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Carte 3

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Carte 4

carte


 

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Commentaires
B
la région ne peut pas se contenter d'un axe Nord-Sud passant par Paris. Un autre axe nord-Sud, le "Plantagenêt" est nécessaire pour mieux irriguer le territoire normand et le désenclaver. Il n'existe pas, par affaiblissement des régions concernées, Normandie et espace ligérien (Angers-le Mans-Tours) et par absence de volonté politique. <br /> <br /> Il y a eu les prémices d'un axe Nord-Sud Rouen-Caen-Rennes-Nantes-Bordeaux (par les estuaires parce que les pouvoirs de décision étaient centrés sur ces dernières) mais rien de plus non plus. La Normandie regarde vers Paris, l'espace Ligerien regarde vers Paris et l'Atlantique (Bretagne comprise), l'Aquitaine vers Paris et je ne sais pas trop où. L'espace "Plantagenêt", qui était l’œuvre de quelques hommes visionnaires, n'est pas prêt de renaitre.
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