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L'ETOILE de NORMANDIE, le webzine de l'unité normande
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8 juillet 2020

Ports français : il y a... 23 ans, l'excellente analyse de géographes dans l'excellente revue Etudes Normandes...

Le grand port maritime du Havre il y a... 23 ans. Souvenirs, souvenirs d'une gestion technocratique d'Etat qui n'a guère montré sa pertinence face à une concurrence portuaire étrangère gérée de façon commerciale ET municipale.

Le Havre et la Mondialisation 

[article]
Études Normandes  Année 1997  46-2  pp. 14-30
Fait partie d'un numéro thématique : Le Havre, l'Estuaire et la Mondialisation

 

En France, tous les ports industriels d'État de l'ère "fordienne" doivent s'engager aujourd'hui dans une double mutation impulsée par la mondialisation qui les recentre autour d'un développement transnational de l'industrie et du commerce. A travers l'exemple du Havre, on insistera sur cette émancipation vis-à-vis de l'ancien mode d'organisation centralisé autour de l'industrie nationale qui régissait les trente glorieuses. L'État, qui tend à se désengager financièrement de ses ports reste le principal promoteur d'un développement des villes portuaires qui commence à apparaître indispensable pour l'affirmation du territoire dans la concurrence internationale. C'est donc l'analyse socio-politique de l'évolution des relations de l'État avec les différents acteurs et collectivités territoriales de ces villes portuaires qui sera ici privilégiée.

On sait que dans la phase de développement industrialo-portuaire des trente glorieuses, l'État français a concentré la majorité de ses investissements sur ses six ports autonomes, et particulièrement Marseille, le Havre et Dunkerque, capables d'accueillir tant les gigantesques vracquiers nécessaires à l'approvisionnement de la nation en pétrole et autres matières premières que la pétrochimie ou la métallurgie "pieds dans l'eau". Ce développement s'est réalisé dans les conditions très spécifiques d'un Etat centralisé qui positionnait ses ports dans une logique nationale et les spécialisait dans une monoculture industrielle. Une production nationale pour une population nationale permettait en effet à l'Etat central de contrôler la totalité du processus en même temps que de coordonner l'ensemble des acteurs 1.

C'est dans ce contexte très spécifique que se développe l'autonomie du port, outil dévolu à une simple fonction de transport par une autorité supérieure, espace de transit industriel sans grande capacité commerciale. Cet outil parfaitement fluide à la disposition des chargeurs industriels et des compagnies maritimes nationales qui les ravitaillent est le prototype du modèle technique asservi, offrant le moins de résistance possible aux flux 2. L'ingénieur d'État y supplante le négociant de la place. Les pratiques marchandes et commerciales, considérées comme secondaires, sont ainsi minorées par une logique industrielle productrice de richesse pour la nation et d'emplois pour la ville.

* Laboratoire théorie des mutations urbaines (CNRS). Programme de recherche « Villes portuaires et mondialisation ».

Cette mono culture industrielle d'Etat laisse peu d'espace d'initiative aux acteurs locaux. Communauté portuaire (la notion ne verra le jour en France qu'en 1985, au Havre) ou municipalité ne gèrent que les effets des politiques nationales sur leurs places. Les ports sont concédés à une institution qui est distincte de la ville, jusqu'à en devenir totalement "autonome" pour les plus grands d'entre eux, dans une logique territoriale hiérarchique totalement étrangère aux relations communautaires des acteurs urbains.

Cette situation apparaît de façon très significative dans l'évolution des trafics havrais qui régressent brutalement avec l'effondrement des vracs industriels (Cf. fig. 1). Après les trafics liés au pétrole qui pouvaient culminer, dans une Basse Seine définie par l'État comme "corridor énergétique", jusqu'à 80 millions de tonnes, le port a vu diminuer ses tonnages d'un bon tiers. Mais pour de toutes autres marchandises puisque le Havre est devenu le premier port français pour les marchandises diverses en franchissant récemment la barre du million d'équivalent vingt pieds (EVP), deux fois plus qu'à Marseille. Le retard s'accentue par contre vis-à-vis des places de l'Europe du nord au sein desquelles la part havraise de marché dans le trafic conteneurs de la « rangée Nord » est passé de 11% en 1981 à 7,5% en 1996 (cf. graphique 2). C'est que l'idéal de fluidité, dont l'industrie pétrochimique constituait l'illustration parfaite, représente encore, pour l'État et ses ingénieurs, un paradigme indépassable qui a donc été étendu, dès les années 70, aux nouveaux trafics conteneurisés. Centré sur une politique de transit du conteneur-plein vers la région parisienne et au-delà, sans attention spécifique aux activités de groupage et de dégroupage de la distribution, le port n'a dès lors pu tirer qu'un trop faible profit des potentialités logistiques, tant en trafics que, surtout, en emplois, que la conteneurisation offrait à l'ensemble des villes portuaires. Les ingénieurs d'État organisent un port significativement désigné comme "rapide" puisque le fret ne fait qu'y passer sans que lui soient proposés les nombreux services à la marchandise que la conteneurisation exige. Dans cette logique, le trafic conventionnel va être délaissé jusqu'à ne pratiquement plus rien représenter aujourd'hui (cf. fig. 3). C'est la continuation de cette politique du "port-couloir" vers Paris, tournant totalement le dos aux relations de services du monde post-industriel, qui ne peut résister à la concurrence des véritables villes portuaires qui offrent aux armateurs et aux chargeurs leurs prestations logistiques.

Chacun commence donc aujourd'hui à être persuadé de l'impérative nécessité de dépasser le fordisme industriel. Mais la remise en cause de la logique nationale dans laquelle il s'est développé reste beaucoup plus difficile. C'est que la conjonction très spécifiquement française de ce stade industriel avec le centralisme jacobin remet en cause bien plus que des objectifs économiques. Et d'abord des modes de gestion et de commandement qui suscitent autant de résistances qu'ils constituaient de chasses-gardées dans l'ancien pré carré hexagonal.

Les efforts d'adaptation sont donc triples. D'abord la politique d'Etat sur l'outil portuaire s'ouvre sur la logistique mondiale à travers le projet Port 2000 (I). Mais elle doit dorénavant s'accompagner d'une implication de l'ensemble des acteurs de la place (II), ainsi que de nouvelles coopérations des collectivités territoriales (III).

La stratégie de positionnement parmi les grands ports

Comme tous ses concurrents, Le Havre cherche à se positionner parmi les grandes plates-formes européennes dans le nouveau contexte de la mondialisation des échanges. Le projet "Port 2000" proposé par le Port autonome du Havre (PAH) vise à créer de nouveaux terminaux en eau profonde pour être à même d'accueillir les énormes porte-conteneurs annoncés par les grands armements. Il s'agit encore d'un projet national décidé par l'État même si l'accentuation de la politique de réduction des investissements publics portuaires n'en fait plus profiter que les deux grandes places d'envergure internationale. Le pouvoir central soutient en effet ce projet d'un unique branchement de la façade atlantique nationale sur la logistique maritime mondiale avec le seul complément marseillais de l'opération Euroméditerranée.

Ce rôle toujours prépondérant de l'Etat s'accompagne d'une faible concertation avec le milieu local. La ville n'a ainsi pris connaissance du projet qu'au moment de sa présentation publique. Nous sommes toujours dans la logique de la division fonctionnelle du centralisme français : le port aux portuaires, la ville à la municipalité. La cité, découpée en territoires autonomes assignés à des fonctions spécifiques, ne peut être l'expression d'une stratégie issue d'un débat contradictoire entre des acteurs aux motivations diverses. Aujourd'hui néanmoins, les réactions exprimées par les différentes instances urbaines marquent une nouvelle volonté locale de pouvoir discuter un tel projet, au moins dans sa localisation sinon encore dans ses fondements. L'importante avancée de la structure portuaire au sein de l'estuaire portée par ce projet soulève en effet de vives protestations des écologistes ainsi que de la part de Honfleur ou Deauville qui se plaignaient de ne pas avoir été consultés. Car l'environnement ne saurait non plus être intégré dans la politique centralisée française qui reste par définition étrangère à la négociation d'intérêts divergents, à l'analyse et la prise en compte de projets alternatifs. L'environnement est ainsi toujours traité a-posteriori, selon le degré de contestation que l'État doit désamorcer à coup d'expertises techniques. Les débats y sont donc réduits à une opposition entre écologistes et ingénieurs qui aggrave considérablement les divisions fonctionnelles de l'ère industrielle. Une fraction grandissante de la ville, et notamment la nouvelle université, s'implique désormais dans une défense de son cadre vécu contre l'institué. L'ancienne dichotomie entre le port et la ville s'élargit dans un conflit entre la préservation de l'estuaire et les impératifs de la mondialisation (Cf. fig. 4) 3.

Conflit simpliste en regard de la recomposition de l'ensemble de l'espace socio-économique régional vis-à-vis de la mondialisation qui est en jeu avec la restructuration du cœur économique de la place et de tout l'estuaire.

C'est que la stratégie "Port 2000" reste encore largement dans la continuité des réalisations étatiques antérieures. A la fin des années 80 la création de nouveaux terminaux dans l'avant-port poursuivait une même stratégie de transit du flux conteneur vers la région parisienne comme son appellation de "port rapide" l'affirmait clairement. Mais aujourd'hui la ville, très durement touchée dans son emploi industriel, n'accepte plus aussi facilement ce rôle imposé de simple port technique sur un pipe-line de conteneurs qui ne font que passer. Déjà, dans les années 80, quelques professionnels encore minoritaires regrettaient l'abandon des trafics conventionnels de marchandises non conteneurisées qui exigent de très nombreux emplois. De nos jours, la plupart des responsables locaux sont conscients de la nécessité pour la cité d'apporter une plus-value aux flux qui la traversent. C'est cette valorisation qui demande une mobilisation de l'ensemble des acteurs de la ville portuaire, et non plus seulement du port, indispensable pour mettre en œuvre une véritable politique commerciale.

La stratégie de développement de la place commerciale

Les futures infrastructures du "Port 2000" ont pour objectif explicite de faire du Havre une "plaque tournante de distribution des conteneurs qui devrait permettre de développer les activités logistiques". Cet objectif annoncé en termes de valeur ajoutée et d'emplois est tout à fait nouveau pour le Port Autonome qui prévoit ainsi qu'un million de tonnes de trafic conteneur supplémentaire serait générateur de mille emplois nouveaux dans les activités logistiques de groupage et de distribution de la place.

Mais les infrastructures les plus formidables, même prometteuses d'emplois pour la cité, ne suffisent pas à faire converger les marchandises. A l'inverse des villes portuaires concurrentes du range nord qui ont toujours dû capter les flux d'un arrière-pays européen beaucoup plus vaste, la ville du Havre possède peu de compétences dans le domaine commercial. Depuis la guerre, le rôle purement technique d'outil de transit rapide pour la capitale nationale dévolu par l'État a détaché le port et ses ingénieurs de la ville. Il a fallu attendre les années 70 pour que Le Havre soit le premier port autonome français à disposer d'un directeur commercial et, aujourd'hui, la place va devoir animer une double stratégie en direction de l'État et de sa ville pour refaire vivre réellement sa capacité de négoce 4.

Réorienter l'appareil d'État vers le commerce européen

La mondialisation, qui exacerbe la concurrence des grandes places portuaires et massifie les stratégies des méga-armements, impose à l'autorité portuaire de faire de la conquête de l'hinterland européen une de ses priorités. On prendra comme exemple de ce revirement les mutations de la desserte terrestre de la place, dominée jusqu'à présent à 80% par la route qui suffisait parfaitement à la toute proche région parisienne. La politique de développement du transport ferroviaire est caractéristique d'une remise en cause du traditionnel mode d'organisation étatique qui avait pour triple effet de tout centraliser sur Paris, de privilégier l'axe nord-sud et de ne pas laisser de places aux investisseurs privés.

Le Havre doit en effet se battre aujourd'hui pour dépasser tout d'abord la région parisienne, passage obligé et saturé de tout trafic. Développer ses relations vers l'est, en direction précisément des chargeurs les plus tournés vers le Range Nord, est le premier pas en direction du marché européen. Le Havre doit convaincre en premier lieu les services d'Etat, en l'occurrence la CNC filiale de la SNCF, qui structure depuis les années 80 le territoire national selon un axe nord-sud de dépendance envers "la banane bleue" 5. Les projets d'"autoroutes ferroviaires" reliant Lyon et Lille, ou encore Metz, parachèveront une politique tarifaire favorable aux places du Benelux. De vives protestations des milieux portuaires français, et notamment de sa première place atlantique, ont permis récemment d'obtenir des pouvoirs publics de faire figurer la liaison Le Havre-Metz au schéma trans-européen de transport combiné qui donnera à la place normande un accès direct au réseau de l'Europe centrale. De même le projet de transport massifié des conteneurs entre Rotterdam et Lyon par les trains-navette d'une société regroupant les chemins de fer hollandais avec les armements P&O, Nedlloyd, Sea-Land et Maersk, European Rail Shuttle, a mobilisé la communauté portuaire havraise pour contraindre la CNC à créer une liaison concurrente vers ce fructueux marché de la région Rhône-Alpes.

Bien au-delà, ces nouveaux partenariats multimodaux et transnationaux des opérateurs maritimes et ferroviaires visent toute l'Europe. Ainsi les chemins de fer allemands et hollandais remettent aussi en cause, par un autre regroupement dit NDX, les anciennes divisions fonctionnelles et nationales du transport de l'Europe du sud en s'associant avec l'armement Sealand dirigé par une société ferroviaire américaine. La stricte fonctionnalité française des ports, services publics de l'industrie nationale, a ainsi autonomisé leurs institutions non seulement de leur ville mais aussi de toute l'évolution de l'économie post-industrielle. Les ports n'ont pu se lier comme on vient de le voir aux formes modernes de la circulation européenne, qui débordent les divisions nationales et statutaires qui régulaient l'ère fordienne, ni investir dans des plates formes intérieures, ni accueillir les investissements d'armements étrangers sur leurs quais. Ce n'est que depuis quelques années, sous l'impulsion des acteurs portuaires des différentes places, que la gestion du domaine public et des monopoles nationaux du transport commence à être l'objet de débats.

Après une réforme du régime spécifique des dockers, celle des ports, sans cesse repoussée, devrait tendre à les faire considérer comme des entreprises tout en préservant leur statut public. L'État semble donc confier au corps d'ingénieurs d'État qui gère les ports le soin de passer dorénavant des accords de partenariat avec des opérateurs multimodaux et transnationaux jusqu'ici totalement évincés de la fonctionnalité portuaire nationale.

Mobiliser les acteurs de la place

Mais le port, une fois émancipé de la seule logique nationale en se reliant à la circulation européenne, doit encore et surtout capter des trafics qui n'ont plus rien de captifs. Il doit disposer de capacités commerciales c'est-à-dire en un mot n'être plus seulement un outil portuaire mais bien redevenir une ville portuaire comme elle l'était au XIXè siècle lorsque le négoce assurait sa gloire. Le Havre vise depuis plusieurs années à mettre en place des services susceptibles d'attirer les chargeurs en développant ses prestations de plateforme logistique. Ces activités modernes de négoce visent essentiellement le stockage et la distribution de marchandises pour le compte d'entreprises à l'exemple du groupe Leclerc, pour lequel la place dégroupe les produits en provenance d'Asie du sud-est et les réexpédie vers ses centres régionaux, ou d'Electrolux dont elle distribue les produits construits en Italie vers le marché britannique. Citons également le centre roulier opérant pour Renault, Peugeot et Nissan ou encore de nouvelles sociétés comme Care, créée en 1996, qui assure l'entreposage de matériaux dangereux. Mais ces prestations de nature commerciale qui ont le double avantage d'attacher durablement les entreprises génératrices de trafics internationaux à la place et de procurer à cette dernière de très nombreux emplois sont encore peu développées.

Pour se donner les moyens d'attirer davantage de firmes, étrangères notamment, le port attend depuis longtemps de l'État une réforme de la domanialité qui permette de donner une véritable pérennité aux droits des entreprises sur l'espace portuaire. Mais, au-delà de ces réformes administratives, le port doit aussi, et surtout, sortir de son autonomie vis-à-vis de la ville pour favoriser la mise sur pied de nouveaux instruments commerciaux qui mobilisent l'ensemble de la place. Ainsi a-t-il créé au début de la décennie, avec la chambre de commerce et l'université, une "Association pour la Logistique, les Services, l'Industrie et les Transports" qui se donne explicitement pour objectif d'ajouter à ses fonctions portuaires industrielles les prestations de services indispensables à une place de commerce en se centrant sur les moyens pour y parvenir, en termes notamment de formations, recherches et technologies.

La présence d'ingénieurs à la direction du port, si elle avait minoré le négoce, a néanmoins conduit à privilégier les nouvelles technologies de l'information et de la communication.

Dès le milieu des années 80, le port s'est en effet doté d'un système d'informatisation des données et opérations concernant les marchandises qui représentait une avance considérable par rapport à beaucoup d'autres places. D'une façon très caractéristique des mutations en cours, l'organisme de gestion de l'informatique portuaire se met à développer les services généraux d'un téléport qu'il commence à offrir à l'ensemble des acteurs de la place. Il tente aussi désormais d'exporter l'informatique havraise vers d'autres ports français en s'imposant comme un organe majeur de valorisation du savoir-faire local. Ainsi l'informatique portuaire, après avoir été très étroitement "in house", fonctionnelle et locale, illustre l'ouverture du port tant vers la ville (on parle même à présent de services à la municipalité) que vers d'autres places françaises (on parle même à présent de places européennes de l'arc atlantique).

Le rapprochement du port et de la ville concerne ainsi très immédiatement les compétences immatérielles de la place, très délaissées durant l'ère industrielle au point d'avoir privé Le Havre de capacités universitaires jusque dans le milieu des années 70. Le Port Autonome et la communauté portuaire ont également créé une structure de recherche/développement qui a réussi à faire sélectionner deux expérimentations décisives pour la place dans le cadre du Plan Cadre de Recherche et de Développement de la Communauté Européenne. SURFF, le seul projet français retenu dans le cadre du programme autoroute de l'information, vise les nouvelles technologies de positionnement des boites vides indispensables à la régulation des plates-formes européennes de distribution et HAGIS a quant à elle pour objectif de mettre au point un logiciel de traduction immédiate pour marchandises dangereuses, dans le cadre de PROTECT et ETWIS (European Water traffic Information System). De la même façon, l'Université crée actuellement un Institut Supérieur d'Études Logistiques * qui doit dispenser la formation supérieure cohérente de la mise en place d'un technopôle de recherche et développement "transport et logistique" par la Région qui définit ainsi ce secteur d'activité comme prioritaire pour la place.

Ces différentes initiatives traduisent le développement des savoirs faire nécessaires aux fonctions commerciales et logistiques qui débordent largement l'enceinte portuaire pour concerner l'ensemble des acteurs de la place. Ce dépassement de la phase antérieure de cloisonnement des fonctions permettant la coopération des acteurs de la ville et du port s'applique aussi pleinement aux relations entre économie et politique. A l'initiative de la municipalité, une structure de coopération entre ville, chambre de commerce et port, intitulée "Le Havre Développement", devient l'organe prospectif économique de la place qui manquait jusqu'alors largement. La gestion étatique dominante rendait en effet inutile jusqu'aux services prospectifs, pratiquement inexistants dans chacune de ces institutions, et a fortiori leur coopération. Cette initiative est ainsi caractéristique de l'actuelle prise de conscience par les acteurs du rôle de la ville comme entrepreneur public dans le sens plein du terme c'est-à-dire comme mobilisateur des compétences de la cité nécessaires à la captation des flux de la mondialisation.

Il faut aussi souligner comment cette mobilisation sociale, celle précisément que les anglo-saxons dénomment plus généralement "gouvernance" urbaine, redonne également une place aux acteurs privés dans le cadre d'un comité de pilotage stratégique où sont présentes les principales entreprises havraises.

Mais cette désétatisation du port se fait beaucoup plus progressivement que ne peut le suggérer la description de ses phases principales et la réapparition de la ville portuaire est encore loin d'être évidente dans l'imaginaire collectif local 6.

Vers de nouvelles coopérations territoriales

La mise en place de coopérations avec les acteurs proches de la place s'avère beaucoup plus difficile. Pourtant la mondialisation et le dépassement de la seule logique nationale, s'ils imposent la mobilisation des compétences de l'ensemble de la place, nécessitent également une reconsidération complète des relations de la ville portuaire avec les autres communautés locales environnantes. Si le port du Havre avait une évidente signification hexagonale, la captation de flux de dimension désormais mondiale exige de la ville portuaire qui entend leur apporter sa plus-value de se définir à une échelle beaucoup plus large. Cette indispensable médiatisation des capacités de la place répond à une redéfinition géo-économique qui a provoqué en Europe des coopérations nouvelles entre places voisines tentant d'imposer un même pôle logistique dans la circulation mondiale. Or le jacobinisme français du "chacun pour soi et l'État pour tous", qui a instauré depuis longtemps une compétition féroce entre les ports face au budget central, rend très difficile de telles relations. En un mot les rivalités ancestrales entre Le Havre et Rouen, l'autre grand port autonome de la même région et distant de moins de 100 km, si elles avaient un sens à l'ombre de l'Etat tutélaire, doivent être reconsidérées lorsqu'il devient nécessaire de capter vers l'estuaire séquanien des échanges chinois ou brésiliens avec l'Europe. Aussi l'évolution des rapports de ces deux cités est-elle aussi très significative de la mutation actuelle.

C'est l'Etat, là encore, qui prend en 1995 l'initiative de développer " une stratégie coordonnée des ports du Havre, Rouen et Dieppe " en créant notamment une commission interportuaire des ports haut-normands qui a " l'objectif de valoriser les atouts de l'ensemble portuaire de la Basse-Seine, en se fondant sur la très forte complémentarité existant entre Rouen et Le Havre, et de lui permettre ainsi de renforcer sa compétitivité face à la vive concurrence des ports de l'Europe du nord ".

Cette politique de l'État remettant progressivement à ses instances déconcentrées le soin de supprimer certaines rigidités vise surtout à le désengager financièrement puisqu'elle implique aussi très fortement le niveau local.

Selon les estimations de l'Union des Ports Autonomes et des Chambres de commerce et d'Industrie Maritimes, la Belgique a ainsi investi, entre 1988 et 1993, deux fois plus de crédits publics que la France dont les six ports autonomes ont pourtant réalisé deux fois plus de trafics. Entre le début des années 80 et le milieu des années 90, la part des collectivités dans les investissements des ports autonomes est ainsi progressivement passée de cinq à vingt pour cent. Cette implication plus grande concerne ici essentiellement l'institution régionale qui fait de la politique portuaire un axe prioritaire. On assiste donc à une alliance Région-Etat très spécifiquement française où la première gagne en pouvoirs ce que le second économise en investissements pour une politique nationale inchangée d'ostracisme vis-à-vis de la cité. Cela se concrétise par le même discours des deux instances sur la nécessité de réduire les investissements des ports en faisant jouer leurs complémentarités qui ne répond en rien à la nécessité d'établir des relations véritablement concurrentielles entre les villes des façades françaises 7.

Car cette nouvelle structure administrative régionale ne semble pas plus permettre que la précédente d'autres niveaux de coopération, notamment entre les villes. Cette limitation apparaît clairement au niveau de l'estuaire de la Seine qui reste ignoré alors qu'il représente pourtant une nouvelle forme de positionnement de l'ensemble portuaire normand comme porte maritime européenne, en opposition à l'ancienne représentation nationale de la "Basse-Seine", simple accès maritime de Paris. Les exemples sont nombreux qui montrent les difficultés de toute coordination autour d'un estuaire qui concerne deux régions, trois départements et deux ports autonomes en permanente relation de rivalité vis-à-vis du pouvoir central. Ainsi le nouveau pont à haubans qui l'enjambe, malgré la haute technologie mise en œuvre par l'organisme consulaire havrais qui l'a financé, n'est toujours pas relié au réseau autoroutier de la rive sud en raison d'obscurs conflits entre régions de Haute et Basse-Normandie !

L'Etat joue de ces divisions qui renforce sa tutelle. L'estuaire de la Seine est ainsi un des sites retenus (avec celui de la Loire et l'agglomération marseillaise) pour expérimenter des Directives Territoriales d'Aménagement (DAT) dans des zones écologiquement sensibles. Cette limitation étatique d'un estuaire défini comme une entité environnementale à protéger conforte parfaitement les rivalités locales et leur négation implicite d'un territoire ouvert sur l'économie maritime mondiale. La nouvelle nécessité de "métropolisation" mise aujourd'hui en avant par la DATAR pour prolonger la concentration autour du grand bassin parisien continue en effet de nier les potentialités européennes de l'estuaire, toujours réduit à la dimension littorale de porte du grand Paris.

Très peu d'actions concertées donc entre villes comme savent le faire les places nordiques qui unissent leurs efforts sur des objectifs stratégiques ponctuels, par exemple en direction de l'Europe.

Ainsi la coopération d'Anvers et de Rotterdam pour convaincre l'Union Européenne, et certaines collectivités locales françaises du nord, de mener à bien le raccordement fluvial de la région parisienne au delta n'a encore suscité à ce jour aucune politique commune de Rouen et du Havre, pourtant directement marginalisés par cette opération. Le projet concurrent Seine-Est qui permettrait à la Normandie d'assurer à la France une pénétration réelle de l'Europe n'est toujours pas sérieusement défendu par les responsables régionaux 8. C'est qu'il faudrait aussi rentrer en relation avec d'autres régions tout aussi marginalisées par la "banane bleue". Notons simplement les relations entre les projets Seine-Est et Rhin-Rhône dont la conjonction ferait de Strasbourg un carrefour fluvial européen majeur.

La non-coopération des ports français explique aussi notamment l'absence de la France du cabotage européen alors qu'elle est pourtant la seule nation ouverte sur ses deux grandes mers, atlantique et méditerranéenne, qui soit en même temps en relation directe avec le cœur du continent. Les rivalités locales interdisent ainsi non seulement aux régions françaises de s'exprimer mais aussi à ces régions de coopérer afin de tirer parti de la position privilégiée de la France en Europe. Aucun port ne veut dépendre d'un autre et chacun préfère négocier "sa" lignes de cabotage avec Anvers ou Rotterdam plutôt que d'entreprendre un programme véritable avec ses rivaux nationaux.

Aussi la nouvelle volonté havraise de se positionner comme "l'autre grand port de base sur la façade Manche-Mer du Nord, pour la desserte de l'Europe du Sud, comme Rotterdam pour celle de l'Europe du Nord" est-elle une grande première si elle permet une coopération des villes portuaires de la façade atlantique française pour s'imposer sur le cabotage de l'arc atlantique. En Normandie même, Le Havre impose aujourd'hui ses qualifications logistiques comme un pôle de compétence régional qui devrait entraîner de véritables coopérations avec les autres villes au-delà des traditionnelles hiérarchies administratives 8.

L'émancipation du modèle industriel national hiérarchisé, qui isolait les ports dans une fonction prédominante de transport, amène ainsi Le Havre tout comme l'ensemble des ports français à entreprendre une profonde transformation pour pénétrer un marché désormais concurrentiel et mondial.

Dans un premier temps, l'État a impulsé cette mutation par la remise en cause de statuts conférés au cours de l'histoire à divers acteurs monopolisant une fonction portuaire. Des dockers désormais impliqués dans le devenir des firmes de manutention aux commissionnaires en douane en passant par les X-Ponts priés de dynamiser leur gestion, c'est tout l'ancien système portuaire qui est conduit à se transformer en véritables entreprises logistiques. Mais l'adaptation du monopole public ne se réalisera pas "en soi", dans la seule modernisation du bargaining avec le pouvoir central. Il ne s'agit plus en effet seulement de gérer une fonction nationale de transport mais de la valorisation de chacune des villes portuaires au sein d'une circulation à l'échelon international et en mutation constante.

La réinsertion des professions dans une nouvelle dynamique sociale est donc indispensable. Dès lors en effet que l'État-nation n'est plus pour les ports ni un marché captif ni un ordonnateur unique, le changement d'espace de référence est à la fois économique et politique. Au-delà des initiatives gouvernementales, dont on a vu l'importance tout au long de l'analyse, l'émergence de nouvelles relations entre les ports et les collectivités locales s'avère essentielle. Et cette transition d'un outil portuaire étatique vers des villes portuaires, parce qu'elle remet en cause toute la structure socio-politique française centralisée, est beaucoup plus complexe et progressive que ne le sont des réformes statutaires.

Le port d'Etat doit ainsi se réinsérer dans son environnement afin de projeter et construire les marchés d'intervention d'une place de commerce. C'est l'interaction de ces redéfinitions du territoire identitaire et de l'espace commercial qui impose d'établir avec d'autres collectivités locales des relations de concurrence et de coopération qu'aucune institution jacobine ne pratiquait jusqu'à présent. Et d'abord au niveau régional où les villes portuaires d'un même pôle doivent fortement s'imbriquer dans la valorisation de leurs savoirs faire et de leur place sur le marché mondial. D'autres relations régionales, à l'échelon transnational, peuvent s'établir ensuite au sein des façades maritimes et autres "arcs" communautaires. Au-delà de l'ancienne régulation centrale de l'État, la nation apparaît alors comme une potentialité de coopération pour des places dont les spécificités culturelles et technologiques peuvent alors se combiner positivement pour s'imposer en Europe.

Toutes ces réinscriptions complexes ne peuvent plus être l'affaire du seul port. La structuration et la mobilisation de la communauté locale, et particulièrement de la ville, autour de ses intérêts portuaires est ainsi la condition essentielle pour permettre au Havre de s'émanciper de son ancienne fonction de port industriel d'Etat pour redevenir une place de commerce internationale, au plus grand bénéfice de l'ensemble des façades et de l'ensemble du territoire français.

1. D'après la communication française au symposium « North sea ports » du 28è congrès international de géographie, La Haye, 4-10 août 1996. Cf. BAUDOUIN T. et COLLIN M., « The revival of France's port cities » in European port, A.M.J. Kreukels et E. Wever (Ed.), special issue of the Journal of Economie and Social Geography, La Haye, vol. 87, 1996.

2. Ce modèle d'autonomie des ports a été analysé dans les ouvrages d'André Vigarié mais aussi, plus récemment, dans "Marseille ville et port", J.-L Bonillo (Ed), Parenthèses, 1992.

29

3. Le graphique traduit l'élargissement des possibilités d'implantation du "port 2000", qui devront être présentées à un comité d'experts réuni par le préfet pour donner un avis sur son emplacement, après la contestation du premier choix du port autonome.

4. Cf, de l'ancien président du port, François Le Chevalier, "Le commerce international portuaire, point d'appui du développement des trafics et du tertiaire urbain", in "Villes portuaires et nouveaux enjeux internationaux", sous la direction de Michèle Collin et Thierry Baudouin, Paradigme 92

5. On entend par là l'Europe lotharingienne censée marginaliser la France selon l'école géographique montpelliéraine de R. Brunet qui a fondé toute la politique d'aménagement du territoire continentaliste des gouvernements, de gauche comme de droite, totalement polarisés sur l'Allemagne depuis quinze ans.

6. On consultera sur l'ensemble de ces problèmes le service documentaire de l'Association Internationale Villes et Ports, précisément domiciliée au Havre, qui rassemble une part notable des analyses et initiatives de l'ensemble des cités maritimes de l'économie monde.

7. Sur ce dépassement de la compétition improductive des ports propre au système jacobin, cf. "La concurrence, un moteur essentiel des villes portuaires", T. Baudouin, in : L'importance économique et stratégique des ports., Port autonome de Dunkerque, 1995, pp. 287-298.

8. On peut consulter, pour s'en convaincre, le numéro de cette même revue consacré à "Seine normande, Seine européenne", n°4-1994, et particulièrement l'article de Thierry Baudouin : "Pour une Seine européenne".

Dernière minute…

L 'INSEE de Haute-Normandie et les services économiques des ports de Rouen et du Havre viennent de faire paraître dans le Cahier d'Aval une importante étude intitulée Les ports de commerce de Rouen et Le Havre parmi les grands 1. Elle précise et actualise des études antérieures dont nous avons fait état dans Etudes Normandes. Elle confirme le poids important des deux grands ports de notre région dans l'économie nationale et à plus forte raison régionale, en particulier en termes d'emplois directs (plus de 15 000) et indirects (de l'ordre de 30 000), sans compter les emplois induits que l'INSEE estime à environ 20 000. Cela représente environ 8% de l'emploi régional. Les emplois liés directement ou indirectement au port du Havre concernent plus d'un cinquième de la zone d'emploi correspondante et plus de 6% pour celle de Rouen sensiblement plus vaste (non compris les emplois induits). L'analyse des trafics permet de montrer, une fois de plus, la complémentarité de nos deux grands ports.

1. Les ports de commerce de Rouen et du Havre, Cahier d'Aval n° 76, INSEE de Haute-Normandie.

Le Havre et l’estuaire aux études normandes

Nouvelle série

N° 3-4/1978 : A. MIROGLIO -Un grand havrais : André Siegfried

N° 1-1980 : A. Graillot, AURH, etc. -Numéro Spécial, Le Havre (épuisé)

N° 3/1980 : J.-L. MAILLARD -La construction navale au Havre de 1830 à nos jours

N° 1/1983 : D. GAMBIER -Pour un centre d'enseignement supérieur au Havre

N° 3/1984 : Le Havre, métropole de la mer

   Ph. MANNEVILLE -Marcel Hérubel et les origines de l'économie maritime

   A. VIGARIE -Le Havre et l'économie portuaire et maritime

   J. MARCADON -Le Havre et l'espace atlantique

   J. CHARLIER -Le Havre, porte française des Etats-Unis

   H.-D. SMITH, J.-E. HALLIDAY -La Manche : l'aménagement des littoraux

   M. VIVIER et C. DOUYER -Les prairies de la Basse-Seine

   Ph. MANNEVILLE -Les premiers divorces au Havre

N° 2/1986 : M. VERGE-FRANCESCHI -l'école royale de Marine au Havre au XVIIIè s.

N° 4/1986 : P.-B. RUFFINI -Une spécificité havraise : le négoce du café

N° 4/1987 : A.-F. KNAPP -Le communisme municipal au Havre : de l'ascension aux incertitudes

N° 2/1989 : La politique et la géographie : André Siegfried

   F. GOGUEL -André Siegfried

   J. GOTTMANN -En travaillant avec André Siegfried

   M. CHEVALIER -André Siegfried et l'école française de géographie

   F.-J.GAY -André Siegfried, un géographe moraliste

   A. NICOLLET -André Siegfried et le Havre

   F. BULEON -Siegfried et la Normandie

   H. GUILLOREL-Un aspect méconnu de Siegfried géographe : le processus de diffusion et de contagion

   A. SANGUIN -André Siegfried et le Canada

   R. KLEINSCHMAGER -André Siegfried et l'Europe

   P. CLAVAL -André Siegfried et les démocraties anglo-saxonnes

N° 1/1990 : S. RENEAU -Politiques et pratiques culturelles au Havre -1944-1965

N° 4/1991 : Les 25 ans de l'Université de Rouen -les 40 ans d'Etudes Normandes

   R. BOLSTER -Journalisme et propagande -Le journal du Havre en 1870

N° 2/1993 : S. RENEAU -Espaces politiques et pratiques culturelles : le Havre de 1944 à 1983

N° 4/1994 : Seine Normande, Seine Européenne

   Ph. MANNEVILLE -Survivance d'un privilège : les bateaux passagers de l'hôpital du Havre au XXe siècle

   B. LECOQUIERE -L'aménagement de l'estuaire

N° 1/1995 : P. PAUMIER -Les migrants au Havre. Accueil ou pastorale

N° 2/1995 : Cl. BOUHIER -Enseignement technique et enseignement des techniques au Havre avant 1939

N° 4/1996 : Ph. MANNEVILLE : Maupassant et le Havre

Pour l'ancienne série d'Etudes Normandes, liste à demander à la Revue

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