Patrimoine normand en péril/9: Restaurer la collégiale d'Eu alors que nos politiques patrimoniales sont tout aussi délabrées...
Nous poursuivons notre lamentable série du patrimoine normand en péril avec une station à la collégiale Saint-Laurent d'Eu située à l'extrême Nord de notre Normandie qui compte tant de grandes églises admirables mais, qui pour un bon nombre d'entre elles sont dans un état de conservation inquiétant. C'est le cas notamment à Eu où la restauration de la charpente ancienne de la collégiale va nécessiter des dépenses supplémentaires. Le maire d'Eu est conscient qu'il lui faut entretenir le patrimoine monumental et prestigieux de sa ville touristique mais c'est coûteux. Un coût qu'il faut toujours mettre en balance avec les revenus apportés par les touristes qui viennent admirer un patrimoine historique exceptionnel...
Alors qu'en raison de son patrimoine exceptionnel notre pays a été capable d'attirer près de 90 millions de visiteurs en 2019 au point de faire de la France la première destination touristique mondiale, il faut savoir que notre patrimoine architectural, historique, artistique, culturel et cultuel est dans un état de conservation plutôt préoccupant.
Plus inquiétant:
Les politiques publiques de conservation et de valorisation de ce patrimoine qui devrait être considéré comme une ressource territoriale stratégique majeure pour la relance de notre économie nationale sont aussi délabrées que le patrimoine qu'elles sont censées protéger:
Car, pour des raisons idéologiques et comptables, ces politiques publiques de l'Etat sont démantelées par l'Etat: les pouvoirs des Architectes des bâtiments de France ont été réduits à presque rien. Les préfets peuvent passer outre le code du patrimoine et ont pris le contrôle, de fait, des DRAC. Un projet de démantèlement de l'inspection générale des monuments historiques, monument historique créé en 1830 par Prosper Mérimée, est en cours! Enfin, le budget alloué à la conservation des MH est tombé sous la barre des 300 millions annuels alors qu'il en faudrait une centaine de plus!
Un sympathique animateur de télévision, qui n'en pense pas moins d'ailleurs, ne saurait faire illusion avec un loto du patrimoine qui demeure, néanmoins, une bonne idée.
Enfin, en raison de l'absence d'une culture générale suffisante de l'histoire de l'art et de l'architecture, les acteurs privés et professionnels du BTP méconnaissent et méprisent le patrimoine au lieu de le sauvegarder ou de s'en servir pour valoriser leurs projets immobiliers: il faut savoir que les architectes français ne reçoivent aucune formation à l'histoire de l'architecture sauf les quelques rares spécialistes du patrimoine qui ont suivi les cours de l'école supérieure d'architecture de Chaillot à Paris. Quant aux propriétaires particuliers ils sont, hélas, trop souvent, peu sensibilisés ou ignorants et quand ils ne le sont pas, ils n'ont, bien souvent, pas les moyens financiers pour agir et sont, hélas, trop souvent rebutés par une complexité administrative redoutable...
Bref! la situation du patrimoine français est alarmante et cette urgence commence, enfin! à inquiéter nos élus de la représentation nationale, notamment du côté du Sénat:
Sonia de la Provôté, sénatrice UDI du Calvados vient de commettre avec un collègue sénateur un rapport sur le sujet plutôt inquiétant qui révèle que près de 25% des bâtiments classés MH seraient en grave péril.
Le petit patrimoine rural et urbain, notamment privé, serait le plus en danger, faute de moyens suffisants pour l'entretien, faute d'intérêt, faute d'une protection juridique suffisante: ce patrimoine de proximité finit trop souvent dans la benne des démolisseurs de la promotion immobilière privée, une profession dont le cursus de formation devrait être réformé pour que ses professionnels qui prospèrent aux dépens du patrimoine urbain soient enfin sensibilisés à l'histoire de l'architecture et de l'art. On a réformé la profession des pompes funèbres pour que cette profession tienne davantage compte des réalités culturelles et spirituelles de la Mort: on pourrait en faire de même avec les promoteurs immobiliers qui sont, pour l'instant et sauf heureuse exception, des vandales qui ravagent le patrimoine architectural de nos villes.
Notre patrimoine prend l'eau ou s'effondre et nos politiques publiques sont à reconstruire: il faut souhaiter que Roseline Bachelot nouvellement nommée à la rue de Valois cesse au plus vite le massacre en cours et à défaut de trouver dans le rapport de la sénatrice du Calvados des propositions suffisantes, nous faisons les suivantes:
1) Il faut garder l'inspection générale des MH, rétablir les fonctions des ABF et maintenir l'intégrité du code du patrimoine car les vandales ont besoin d'être conseillés sinon corrigés.
2) Il faut rétablir le budget à un niveau suffisant pour éviter l'effondrement économique de toute une filière aux savoir-faire précieux et rares. Puisque le patrimoine est la principale poule aux oeufs d'or du tourisme, nous faisons nôtre la proposition de Didier Rykner, rédacteur de la Tribune de l'art, de reverser pour l'entretien du patrimoine une partie du revenu de la taxe résidentielle qui pèse sur l'activité des hôtels.
3) Il faut rendre obligatoire les cours d'histoire de l'architecture et de l'art dans les écoles d'architecture, dans le référentiel des diplômes ouvrant sur les carrières du BTP et de l'immobilier; proposer des cours de sensibilisation au patrimoine dans la formation continue destinée aux élus locaux.
4) Conserver le loto du patrimoine et renforcer la Fondation du Patrimoine pour en faire l'équivalent du National Trust britannique.
5) Accompagner les propriétaires privés qui ont un projet de restauration et de valorisation patrimoniale avec du conseil et du financement.
6) Transférer aux conseils régionaux les services de l'architecture et du patrimoine actuellement en souffrance dans des DRAC placées sous la coupe des préfets afin de réunifier avec les services de l'Inventaire déjà régionalisés depuis 2004, les politiques publiques locales et régionales du patrimoine: ce transfert aux régions sous la forme d'une compétence spécialisée exclusive permettrait aux conseils régionaux de mettre en oeuvre des politiques d'intelligence économiques territoriales ayant la ressource patrimoniale comme objet: l'objectif serait de ne plus faire du patrimoine une charge ou le passif d'un passé périmé et révolu mais d'en faire une ressource majeure du développement économique territorial qui permet de faire prospérer une économie touristique et culturelle ( tourisme résidentiel, festivals et événements culturels...)
7) La Normandie, région patrimoniale et historique, par excellence, au point d'être à l'origine, avec Arcisse de Caumont dès la première moitié du XIXe siècle du concept de Monument Historique, pourrait demander à expérimenter une politique patrimoniale régionalisée.
Sur le rapport rédigé par le sénateur Michel Dagbert et la sénatrice Sonia de la Provôté voir l'article suivant:
Pour lire l'intégralité de ce rapport (n°426 de la session parlementaire sénatoriale 2020 "les maires face au patrimoine historique architectural: protéger, rénover, valoriser"):
https://www.senat.fr/rap/r19-426/r19-4261.pdf
Liste des recommandations faites par les rapporteurs: on s'amusera à les comparer aux nôtres non sans s'interroger sur l'utilité de réinventer le fil à couper le beurre patrimonial...
https://www.senat.fr/rap/r19-426/r19-426_mono.html
LISTE DES PRINCIPALES PROPOSITIONS
Recommandation n° 1 : Associer les jeunes générations aux enjeux du patrimoine comme vecteur d'identité partagée, en mobilisant les ministères de l'Éducation nationale et de la Culture afin d'inclure dans les programmes scolaires des actions de sensibilisation à la richesse du patrimonial historique et architectural local.
Recommandation n° 2 : Encourager les Français au « patriotisme patrimonial et culturel » en mobilisant les élus locaux pour soutenir et relayer au maximum, au niveau local, l'initiative « Cet été je visite la France », notamment en favorisant toutes les actions incitant les jeunes à se réapproprier le patrimoine de proximité.
Recommandation n° 3 : Profiter des interventions menées sur le patrimoine bâti architectural pour en faire un outil à part entière de valorisation économique : au service de l'emploi artisanal local, du dynamisme commercial et touristique, et de la revitalisation des centres-villes et des centres-bourgs.
Recommandation n° 4 : Ne pas déconnecter la protection et la valorisation du patrimoine bâti architectural des enjeux d'urbanisme et d'environnement en inscrivant pleinement celui-ci dans un projet de territoire.
Recommandation n° 5 : Profiter de la nouvelle mandature municipale qui s'ouvre pour développer l'approche pluridisciplinaire faisant du patrimoine un élément à part entière de l'aménagement du territoire et l'intégrer plus systématiquement aux documents d'urbanisme.
Recommandation n° 6 : Lancer, sous l'égide du ministère de la Culture et pilotée par les DRAC, une opération nationale coordonnée d'inventaire précis du patrimoine protégé et non protégé, s'appuyant sur des inventaires décentralisés réalisés par les maires, en collaboration avec les services de l'inventaire régional et les associations de protection du patrimoine.
Recommandation n° 7 : Encourager les maires, lors de l'élaboration des documents d'urbanisme, à privilégier l'utilisation du PLU ou du PLUI comme outil de préservation et de valorisation du patrimoine protégé et non protégé, afin de réaliser les bons diagnostics et les propositions d'intervention les plus pertinentes sur le bâti.
Recommandation n° 8 : Rendre plus actif le patrimoine en sensibilisant les maires au développement de nouveaux usages du patrimoine historique bâti dont les communes sont propriétaires, notamment la reconversion en logements, en commerces, ou encore en lieux de vie ou de services aux usagers.
Recommandation n° 9 : S'agissant en particulier des églises, encourager les maires à privilégier le recours au bail emphytéotique plutôt que la vente et à envisager, avec l'accord de l'affectataire, de nouveaux usages mixtes pour préserver leur dimension cultuelle.
Recommandation n° 10 : Rendre plus vivant le patrimoine en encourageant les maires à mettre en place des animations ou à organiser des événements autour des sites patrimoniaux, qui associent les habitants afin que ceux-ci s'approprient le patrimoine et soient incités à le valoriser.
Recommandation n° 11 : Privilégier les opérations de réhabilitation du bâti existant plutôt que les constructions nouvelles afin de préserver et valoriser le patrimoine, en particulier dans le cadre des initiatives de revitalisation des centres-villes et des centres bourgs.
Recommandation n° 12 : Encourager les maires à déployer des projets innovants et hybrides mêlant la protection du patrimoine, le développement du commerce, de la culture et de l'éducation, en envisageant, par exemple, la mise à disposition d'un édifice ou d'un bâtiment communal d'intérêt patrimonial à des artistes ou des associations en échange d'un projet de réhabilitation autofinancé.
Recommandation n° 13 : Encourager les maires à faire labelliser le patrimoine de leur commune quand cela est possible et à profiter du coup de projecteur désormais offert par les sites de tourisme et surtout les réseaux sociaux.
Recommandation n° 14 : Mettre à disposition des maires des « fiches conseil » rédigées par les architectes des bâtiments de France (ABF) pour les aider à effectuer un diagnostic patrimonial et les éclairer sur les questions réglementaires.
Recommandation n° 15 : Prévoir, en début de mandat municipal, une rencontre entre l'architecte des bâtiments de France (ABF) et le maire, sous la forme d'un module de formation aux enjeux de préservation et de valorisation du patrimoine, afin d'amorcer un dialogue systématique.
Recommandation n° 16 : Demander au ministère de la Culture de missionner les architectes des bâtiments de France (ABF) pour qu'ils édictent, en partenariat avec les associations locales de maires, des brochures et des guides d'entretien à destination des communes propriétaires, et qu'ils assurent une mission de conseil en matière d'entretien.
Recommandation n° 17 : Encourager les maires à flécher des financements en direction de l'entretien des monuments afin d'éviter des travaux lourds de restauration futurs.
Recommandation n° 18 : S'inspirer de l'expérience menée avec succès en Bretagne, en généralisant, au niveau des DRAC, l'assistance à maîtrise d'ouvrage en direction des petites communes et des communes rurales, en particulier s'agissant du patrimoine non protégé.
Recommandation n° 19 : Encourager les maires à solliciter l'assistance à maîtrise d'ouvrage, gratuite et de droit, des services de l'État s'agissant du patrimoine inscrit ou classé, en recourant aux services des architectes des monuments historiques.
Recommandation n° 20 : Encourager les maires à solliciter plus systématiquement les Architectes conseils de l'État (ACE) en particulier : dans leur mission d'information et de conseil ; d'accompagnement et de médiation avec les ABF ; lors de l'élaboration des documents d'urbanisme ; et sur les projets concernant le patrimoine contemporain.
Recommandation n° 21 : Inciter les maires, en début de mandat, à suivre les formations courtes dispensées dans les territoires par les CAUE en matière de protection et de valorisation du patrimoine.
Recommandation n° 22 : Préserver les CAUE au niveau départemental et inciter les maires à recourir à leurs services en matière de connaissance et d'identification du patrimoine, notamment à travers l'élaboration de cartographies patrimoniales s'appuyant sur les outils numériques.
Recommandation n° 23 : Inciter les maires, notamment des petites communes rurales, à recourir plus systématiquement aux services des CAUE, en particulier pour envisager les transformations d'usage du patrimoine bâti existant.
Recommandation n° 24 : Encourager les maires à recourir aux architectes pour réaliser un inventaire patrimonial de l'ensemble de la commune et pour réunir les compétences nécessaires aux interventions sur le patrimoine bâti.
Recommandation n° 25 : Lutter contre la perte des compétences dédiées au patrimoine en missionnant le ministère de l'Éducation nationale, en partenariat avec celui du Travail et celui de la Culture, pour :
- conduire une campagne de sensibilisation auprès des étudiants afin de les encourager à s'orienter vers les métiers des filières techniques et artisanales;
- augmenter le nombre de places ouvertes dans les concours d'accès à ces filières ;
- créer une filière spécialisée sur le patrimoine et la restauration.
Recommandation n° 26 : Prévoir un volet « patrimoine » dans les missions de l'Agence nationale de cohésion des territoires (ANCT).
Recommandation n° 27 : Mettre en place, auprès du préfet de département, une réunion « patrimoine » dédiée au sein de l'ANCT associant tous les acteurs de la protection et de la valorisation du patrimoine, réunie à la demande du maire pour fournir l'ingénierie nécessaire aux projets, et disposant d'un référent administratif désigné au sein de la DRAC.
Recommandation n° 28 : Missionner cette réunion « patrimoine » dédiée de l'ANCT pour établir une programmation pluriannuelle des investissements de l'État et des communes en matière patrimoniale distinguant bien les dépenses d'entretien et celles de restauration.
Recommandation n° 29 : Encourager les maires à solliciter plus systématiquement les aides déployées par les départements et les régions, que ce soit en matière de financement ou en matière d'ingénierie, au service de l'entretien et de la valorisation du patrimoine bâti architectural communal.
Recommandation n° 30 : Préserver et renforcer, dans les prochaines lois de finances, les moyens dédiés au Fonds incitatif et partenarial pour les petites communes.
Recommandation n° 31 : Encourager les maires à solliciter le soutien financier et technique de la Banque des Territoires qui accompagne, en ingénierie et en investissements financiers, les porteurs de projets dans le domaine de la préservation et de la valorisation du patrimoine remarquable.
Recommandation n° 32 : Pérenniser le dispositif du Loto du patrimoine en supprimant définitivement les taxes qui pèsent sur lui afin de se prémunir contre un risque de baisse des recettes dans les années à venir.
Recommandation n° 33 : S'appuyer sur l'aide des fondations et des associations de protection du patrimoine pour participer au financement des projets, organiser des formations, piloter des chantiers de bénévoles, ou conduire des actions de sensibilisation du public (en particulier auprès des jeunes), aux enjeux du patrimoine.
Recommandation n° 34 : Sensibiliser les maires à la faculté de faire appel à des structures associatives ou des cabinets privés pour leur fournir une assistance à maitrise d'ouvrage et des prestations de conseil sur des projets de protection, restauration ou valorisation du patrimoine.
Recommandation n° 35 : Encourager les maires à recourir aux différents outils de collectes de dons (mécénat, souscriptions), notamment les plus innovants (plates-formes de financement participatif etc.) pour mobiliser des fonds privés en faveur de la préservation du patrimoine architectural et monumental local.
Recommandation n° 36 : Sensibiliser les maires à la possibilité d'opter pour une gestion déléguée d'un site patrimonial remarquable lorsque cela est financièrement plus rentable, au profit d'un opérateur public comme le Centre des monuments nationaux, ou un opérateur privé spécialisé qui assumera seuls les coûts de gestion.