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L'ETOILE de NORMANDIE, le webzine de l'unité normande
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24 août 2020

Au Havre, la CIM juste au-dessus du niveau de la mer jusqu'au 31 décembre 2020, et après ?...

" ... une convention passée entre le Port Autonome du Havre et la CIM le 28 décembre 1978 et approuvée par arrêté ministériel du 19 mars 1980 fixe dans son article 8 la date d'expiration de la concession jusqu'à une nouvelle prorogation au 31 décembre 2020... ... "

     Cet extrait de mémoire de maîtrise de M. Morgan Le Dez préparé sous la direction de M. A. Léménorel, soutenu à l'Université du Havre en 2001, évoque une société ayant joué un rôle considérable dans l'activité portuaire havraise.

     La revue Etudes Normandes a publié ce mémoire dans son n° 3 en 2002 ; nous le reprenons ci-après :

La compagnie industrielle maritime (1920-1940) : regard sur un acteur portuaire du Havre

Morgan Le Dez *

Etudes Normandes n° 3, Année 2002, pp. 5-18

Fondée en 1920, la Compagnie Industrielle Maritime, plus connue des Havrais sous le sigle « C.I.M. », est aujourd'hui réputée pour son activité d'entreposage d'hydrocarbures liquides à destination ou en provenance des raffineries de la Seine. Dans la mémoire collective des Havrais, la CIM semble n'avoir participé qu'à l'avènement de l'industrie du raffinage puis de la chimie du pétrole en Basse-Seine. Société anonyme, implantée sur le domaine public portuaire qu'elle est chargée d'aménager puis de gérer, la CIM est en réalité, en tant qu'entreprise concessionnaire, un acteur incontournable de l'histoire du Havre.

On compte relativement peu de travaux historiques sur les origines de l'industrie pétrolière au Havre, en dehors d'un article de D. Ringuenet dans Etudes Normandes (n°2-3-1975), et surtout sur le rôle de la CIM comme acteur portuaire du Havre.

* L'auteur résume ici son mémoire de maîtrise préparé sous la direction d'A. Léménorel, Univ. du Havre, 2001

En l'absence des archives de l'entreprise, détruites accidentellement, c'est à partir des fonds des autres intervenants portuaires (Chambre de Commerce, Port Autonome du Havre, municipalité, services déconcentrés de l'Etat...) que sera évaluée la place de la CIM parmi tous ces acteurs de la gestion du port.

Les débuts de la CIM au Havre

Le besoin de quais pour accueillir des navires de plus en plus grands et nombreux oblige la Chambre de Commerce du Havre à procéder à des agrandissements successifs à partir de la fin du dix-neuvième siècle. En 1909 est adopté le projet de création d'un bassin de marée (actuel bassin Théophile Ducrocq) à partir d'une emprise sur l'estuaire 1.

« Nous verrons les paquebots passer ici devant nous [...]. Les bâtiments pourront accoster là-bas le long d'un quai magnifique [...] et lorsqu'ils auront besoin d'être radoubés, ils seront reçus dans une forme grandiose [...] ». C'est ainsi que Raymond Poincaré, Président de la République s'est exprimé lors de la pose de la première pierre du musoir nord du nouveau bassin de marée le 23 juillet 1913 2. Mais, au lendemain de la première guerre mondiale, faute de ressources financières, les travaux ne sont pas achevés. Pourtant, les perspectives d'une pénurie durable de charbon en France et d'un développement lent mais continu de l'automobile d'une part, la volonté de l'Etat de développer le trafic pétrolier des ports français d'autre part, vont inciter la Chambre de Commerce du Havre à valoriser son nouveau bassin de marée en y favorisant le trafic de la houille et des hydrocarbures 3.

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A l'aube de l'année 1920, douze compagnies ont déjà formulé une demande d'implantation dans le bassin de marée pour la construction d'installations pétrolières. On y trouve des sociétés pétrolières et des compagnies de navigation. Toutes souhaitent y implanter des parcs de stockage et des postes à quai pour la manutention des pétroles ou du charbon. Confronté à la fois à la multiplication des demandes et à ses propres difficultés financières, peu enclin comme la Chambre de Commerce du Havre à voir les particuliers ou les intérêts privés s'approprier le domaine public, l'Etat a utilisé le principe de la concession des travaux publics autorisée par la loi du 27 juillet 1870 modifiée. Le concessionnaire, construit et exploite à son compte et en monopole un outillage ou un établissement qui, au bout d'un temps déterminé, revient au domaine public, autrement dit à l'Etat. Ce dernier et la Chambre de Commerce ont la faculté de choisir la société concessionnaire et ne financent aucun chantier. C'est ainsi que la Chambre de Commerce du Havre rejette les demandes ponctuelles de postes pétroliers pour celui, plus ambitieux, de la Grande Union des Industries et Transports de l'Entente (GUITE) appelée aussi la Grande Union, société anonyme, dont le siège est à Paris et dont l'activité serait "d'étudier et exécuter de nombreuses entreprises dans différentes parties du monde" 4. Le 18 mai 1920, le président de cette société, Félix Ziégel 5 adresse au ministre des Travaux Publics une demande d'autorisation de construire et d'exploiter un établissement maritime au nord et au sud du nouvel avant-port du Havre. Le ministre émet le 31 juillet 1920 un avis favorable consécutif à celui de la Chambre de Commerce lors de sa séance du 29 juin 1920. La société demanderesse devrait avoir l'approbation des autorités quant au projet pour constituer son capital social ou bien créer une filiale chargée de l'étude, de la construction et de l'exploitation de cette concession qui reste à obtenir. Le 29 juillet 1920, la Grande Union fonde donc une filiale, la Compagnie Industrielle Maritime, charbon, pétrole, lignes de navigation (ou C.I.M.), chargée de travaux d'études et de rassembler le capital nécessaire à son entreprise. Cette société anonyme a le même siège social que celui de la Grande Union 6 et le même capital social initial soit 2 millions de francs. Les projets de la GUITE sont révélés en juillet 1921 lors de la visite au Havre d'Alexandre Millerand, Président de la République. A cette occasion, on y présente des plans-reliefs du port dont celui de la GUITE, intitulé : « GUITE : Projet des aménagements de l'avant-port du bassin de marée ». Ce dernier définit trois zones nettement spécialisées et destinées au trafic des « huiles de pétrole et de graissage » (bassin aux hydrocarbures), des charbons et matières pondéreuses (quai charbonnier), et des marchandises diverses (quai omnibus). C'est le premier projet d'aménagement du port du Havre où les installations pétrolières, pour des raisons de sécurité, sont nettement séparées du reste du port et si éloignées de la ville.

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Port du Havre. Ensemble des travaux des lois de 1895 et 1909 et extensions futures (loi de 1919)

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Ce projet semble intéresser la Chambre de Commerce car la procédure administrative pour l'obtention de la concession de l'avant-port se poursuit avec un fait important à signaler : le 27 juillet 1921, la GUITE demande au ministre des Travaux Publics que la CIM lui soit substituée pour la construction et l'exploitation de l'établissement maritime envisagé donc comme éventuel titulaire de la concession.

L'attribution d'une concession d'outillage établie sur le domaine public maritime se fait sous la forme d'un décret, pris par le Président de la République et contresigné par le ministre compétent. Il fait suite à une convention passée entre le représentant de l'Etat et celui de la future société concessionnaire. Ce document, annexé au décret, est accompagné d'un cahier des charges fixant les modalités de réalisation concrète de la concession. Cette triade - décret, convention et cahier des charges - est publiée au Journal Officiel. La convention signée le 11 juillet 1922 met en place des moyens de contrôle par l'Etat de la Compagnie Industrielle Maritime et de ses activités. Son article 2 impose que les 4/5 des administrateurs soient de nationalité française. L'article suivant interdit toute autre activité que celle prévue par les statuts sous peine de déchéance. Ces deux exemples montrent la volonté de l'Etat français à la fois d'échapper au contrôle des grands groupes pétroliers étrangers et de constituer sous son contrôle un réseau complet d'approvisionnement pétrolier face aux autres ports d'Europe (Rotterdam, Liverpool).

Mais le cahier des charges apporte davantage d'éléments concernant la concession elle-même. Il décrit les installations que la CIM doit créer sur sa concession (article 1er) et qui correspondent exactement à celles déjà décrites dans le projet de la GUITE. Il précise que tous les frais sont à la charge du concessionnaire (superstructures et voirie), et fixe des délais très courts d'exécution des travaux : cinq ans pour le port pétrolier, huit ans pour les quais de la concession Nord, à dater de la publication de ce texte (Décret du 19 juillet 1922, publié au J.O du 25 juillet 1922).

La durée de la concession est fixée à soixante ans. Une redevance annuelle de 75 000 francs est versée par la CIM pour occupation du domaine public. Enfin l'entreprise doit verser à l'Etat une caution de 300 000 francs (1922) dont une moitié sera restituée après mise en service des aménagements portuaires et l'autre à la fin de la concession.

Les premières années qui suivent la publication du décret de concession au Journal Officiel se caractérisent par les premiers travaux et les difficultés administratives de la CIM pour l'obtention des diverses autorisations. La réalisation de l'autonomie administrative du port du Havre en 1925 va simplifier les procédures. Aucun ouvrage, aucune installation n'étaient prévues dans le nouvel avant-port du bassin de marée avant l'établissement de la CIM. Toutes les demandes d'implantation concernaient une zone jugée plus abritée, à l'est des môles envisagés par le programme de 1909 7. En utilisant l'avant-port, alors simplement constitué de digues, pour y établir leur établissement maritime, la GUITE puis la CIM étaient conscientes de l'immense tâche qui les attendait.

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Les réalisations de la C.I.M et leur financement

La première tranche des travaux réalisée en 1923 et 1924 consiste à draguer le fond du bassin et à créer un terre-plein le long de la digue sud. Le chantier établi à proximité de l'ancien fort de la Floride sur demande de la CIM 8 comprend des ateliers de réparation, des magasins, et un appontement en bois pour l'accostage des chalands nécessaires au transfert des matériaux vers le futur terre-plein sud.

L'étape suivante est la réalisation des superstructures (réservoirs, appontement pétrolier...). Mais une autorisation préfectorale est nécessaire. Une première pétition est formulée le 22 mars 1923 9 par le président fondateur de la CIM pour demander « l'autorisation d'installer un entrepôt d'hydrocarbures liquides [...], servant uniquement à la réception et au transit de ces produits ». Mais cette pétition n'aboutit pas.

Devant la lenteur de la procédure administrative et le coût des travaux, la CIM s'assure le concours technique et financier d'un nouvel actionnaire, la London and Thames Haven Oil Wharves Limited Company. Cette société anonyme anglaise possède un port pétrolier sur la Tamise en aval de Londres. Elle participe à une augmentation du capital social de la CIM, lequel est porté à 44,5 millions de francs, ce qui permet à la société de mettre en service ses premières installations dès 1926.

L'activité de la CIM va se partager entre deux pôles de part et d'autre du bassin de marée : le port pétrolier et le « port d'escale ». On distinguera alors une concession sud consacrée au trafic des hydrocarbures et une concession nord destinée au trafic passagers.

Le projet de la GUITE, prévoyait dans sa deuxième tranche, la création d'un quai pour marchandises diverses avec des hangars dans sa concession nord. L'entrée de la London and Thames Haven Oil Wharves Limited Company comme actionnaire de la C.I.M en 1924, va entraîner une modification du projet. Cette société anglaise est présidée par Lord Kylsant, lui-même président de plusieurs compagnies de navigation dont la White Star Line (paquebots et cargos). La CIM y voit une opportunité de faire venir les navires de ces compagnies au Havre 10. C'est donc logiquement qu'est envisagée la construction d'une première gare maritime pour passagers et marchandises le long du quai de la Floride commencée en mai 1926. Elle est inaugurée par le Président de la République Gaston Doumergue le 3 juillet 1928.

Pour accueillir les passagers, la CIM a édifié la même année au voisinage du phare du cap de la Hève un ensemble de 26 pavillons implantés dans un parc et destinés à recevoir 2000 voyageurs de deuxième et troisième classes (ces bâtiments sont aujourd'hui occupés par la CRS 32).

Pour les passagers de première classe, elle rachète l'hôtel Frascati, un établissement de prestige à la situation fragile qui rouvre ses portes en juillet 1929 11.

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Le projet de la GUITE, autorisé par le décret de juillet 1922, prévoyait la construction d'un môle oblique dans la partie nord de la concession pour le trafic du charbon. Ce projet va être repris mais une nouvelle gare maritime remplace le stockage. Les travaux préparatoires sont lancés en avril 1928. Le début effectif des travaux du môle oblique se situe en mars 1929 et cette seconde gare maritime est inaugurée par Albert Lebrun, Président de la République, le 23 mai 1935 en même temps que celle de la Transat.

La CIM est aussi autorisée à installer sur le terre-plein sud un entrepôt et une raffinerie d'hydrocarbures en complément de son bassin aux pétroles. La mise en service du premier appontement du bassin aux pétroles a lieu le 26 mars 1926 avec le déchargement d'une partie de la cargaison (3000 t) du pétrolier anglais, l'lnverarder. C'est le début du succès de la CIM en matière de trafic d'hydrocarbures. En 1926, elle en reçoit 10 000 tonnes 12 mais cela ne représente que 6,20 % du tonnage d'hydrocarbures importés au Havre pour l'année. Le reste est réceptionné et entreposé par les sociétés concurrentes qui se trouvent à proximité de l'ancien « bassin aux pétroles », ou bassin n° 10, situé à l'est du bassin Bellot : la Société Desmarais Frères et la Société Générale des Huiles de Pétrole.

Pour s'imposer, la CIM va disposer de plusieurs atouts : son bassin aux pétroles peut accueillir de grands pétroliers à toute heure de la marée contrairement au bassin n° 10 qui est un bassin à flot accessible par une écluse,

son parc de stockage est plus vaste et susceptible d'être agrandi, et du point de vue sécurité se situe en dehors de l'agglomération. De plus, son entrepôt s'inscrit dans le réseau de distribution national avec l'acquisition de plusieurs autres dépôts au Havre et à Gennevilliers.

En 1928 une nouvelle législation douanière favorise, au moyen de tarifs avantageux, l'importation de pétrole brut et l'activité de son raffinage en France. Dès lors, plusieurs raffineries de pétrole vont être créées sur le territoire national. L'annonce de l'implantation de plusieurs raffineries dans la région havraise faite par le Port Autonome à la CIM, le 10 juin 1929, incite cette dernière à envisager la construction d'un second bassin de réception faisant partie d'une série de trois à construire au fur et à mesure des nécessités et à abandonner son projet de raffinerie. Le premier de ces bassins, accordé par un arrêté préfectoral du 31 mars 1931, a été achevé dans des conditions spéciales de rapidité : commencé le 11 juillet 1932, il est terminé le 24 décembre de la même année, soit en moins de six mois. De mars 1926 à mai 1933, la CIM a mis en service quatre appontements pour navires pétroliers. En effet, un décret du 20 août 1931 accorde une extension de la concession de 1922 afin de réaliser de nouveaux postes pétroliers et un agrandissement de la capacité du dépôt 13, laquelle s'accroît de 169 % entre 1929 et 1933 pour atteindre 208 740 m3. Toutes ces installations vont devenir les seules au Havre après la fermeture définitive du bassin aux hydrocarbures n° 10 en 1931.

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Plan du Havre et des environs. Ed. Micaux Frères Le Havre, vers 1938 (Extrait)

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La place de la CIM dans la gestion portuaire

Lorsque la GUITE décide de s'implanter au Havre, le port est alors géré en partie par la Chambre de Commerce. Mais il faudra l'instauration du régime de l'autonomie au port du Havre pour voir s'accélérer les démarches administratives de la CIM et ses projets se réaliser.

L'idée de l'autonomie des ports maritimes de commerce français existe depuis bien longtemps lorsqu'elle est officialisée par la loi du 12 juin 1920. Une demande d'autonomie du port avait déjà été formulée conjointement par Jules Siegfried et Félix Faure en 1886 14 et un projet de loi avait déjà été déposé en ce sens en 1910 15.

Pour bien comprendre l'enjeu pour la CIM de l'autonomie appliquée au Havre à partir de 1925, il est nécessaire d'aborder le précédent mode de gestion du port. Quatre acteurs principaux gèrent le port du Havre jusqu'en 1925 : l'Etat, la ville du Havre, le Conseil Général de la Seine Inférieure et la Chambre de Commerce du Havre.

L'Etat, par les services du ministère des Travaux Publics, assure l'exécution des travaux d'extension et d'amélioration, l'entretien et l'exploitation de l'infrastructure (ouvrages de protection et d'accostage, écluses, ponts...) et la police portuaire.

Les trois autres acteurs participent aux dépenses des travaux neufs dans une proportion qui est en général de moitié avec l'Etat. Il faut ajouter que la Chambre de Commerce assure l'établissement, l'entretien et l'exploitation des engins de manutention et des hangars. Elle perçoit à cet effet des taxes d'usage correspondantes (droits de quais, droits de péage...). Mais les besoins d'équipement augmentent avec le développement du trafic, ce qui oblige la Chambre de Commerce à s'endetter. Le décret du 13 novembre 1924 (appliquant la loi du 12 juin 1920 au port du Havre) se propose de rassembler ces quatre autorités en une direction unique disposant d'un budget plus important, d'une "autonomie" administrative et d'un domaine d'exercice plus vaste comprenant le port, augmenté du domaine public ou privé de l'Etat "situé au sud du canal de Tancarville" (décret du 13 novembre 1924 article 2).

L'administration du port est dès lors assurée par un conseil de 21 membres (décret du 13 novembre 1924 article 14) comprenant :

-Neuf membres désignés par la Chambre de Commerce du Havre ;

-Un membre désigné par le Conseil Général de la Seine-Inférieure ;

-Un membre désigné par le Conseil Municipal de la ville du Havre ;

-Un représentant des ouvriers du port nommé par décret ;

-Neuf autres membres nommés par décret.

Cette dernière catégorie, conformément au décret du 3 décembre 1924 comprend :

-Un membre de chacune des Chambres de Commerce de Paris, Rouen et Bolbec en application du principe édicté par la loi de 1920 réservant une part à la représentation des régions desservies par le port ;

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-Un maître des requêtes au Conseil d'Etat ;

-Le directeur des Douanes du Havre ;

-Les autres étant pris parmi les principaux usagers du port : les Chemins de Fer de I 'Etat, les Chemins de Fer de l'Est, la Compagnie Générale Transatlantique et la CIM représentée par son directeur et fondateur, Georges Henri Bourgeois (1884-1960).

Ce nouveau régime entre en vigueur le 1er janvier 1925. Il s'inspire de modèles étrangers : en Angleterre, le port de Liverpool est géré par une commission de 28 membres et celui de Londres (Port of London Authority) par un conseil d'administration (Board of Trade). Il faut noter que c'est la première fois que la CIM figure dans un organisme de gestion du port du Havre. Elle n'était pas représentée à la Chambre de Commerce. La CIM va-t-elle user de cette position pour faire valoir ses projets ? La réponse est loin d'être évidente mais il est d'autres remarques qui méritent d'être faites. D'une part, le port du Havre n'est plus seulement géré par les Havrais. En dehors de l'administration (les Douanes), les usagers du port sont représentés par des entreprises publiques ou privées dont le siège social est à Paris (Cie Générale Transatlantique, CIM...). Les membres de la Chambre de Commerce du Havre sont minoritaires au sein du conseil d'administration du port autonome (9 membres sur 21). D'autre part, l'Etat semble s'arroger le contrôle de l'aménagement portuaire notamment en matière d'attribution de marchés de travaux neufs (décret du 13 novembre 1924 article 6) puisque, passés par le port autonome et subventionnés par l'Etat, ils sont soumis à l'approbation du ministre des Travaux publics.

C'est dans ce contexte que la CIM reformule le 21 janvier 1925 sa demande d'implantation d'un entrepôt et d'une raffinerie d'hydrocarbures sur son terre-plein sud. Cette fois la pétition est acceptée (Arrêté préfectoral du 16 janvier 1926). La rapidité avec laquelle elle en a obtenu l'autorisation incite la CIM à mettre en œuvre ses autres projets, celui des gares maritimes de la concession nord. On remarquera la rapidité d'exécution des travaux avec le port pétrolier inauguré en mars 1926 et la première gare maritime en 1928.

Dès la mise en service des installations de ses concessions nord et sud, la CIM se trouve en concurrence avec les autres gares maritimes d'une part, et les dépôts pétroliers des distributeurs d'autre part. Que représente l'activité de la CIM dans les trafics du port du Havre ?

Le trafic total passagers pour Le Havre décline entre 1926 et 1938 malgré quelques soubresauts. Par contre, celui de la CIM en valeur absolue progresse par à-coups, mais semble ne pas trop souffrir de la baisse générale du trafic. En 1933, 9 % des passagers empruntent les installations de la CIM contre 12,38 % en 1938. Entre temps le trafic passager du port du Havre est passé de 330 000 à 250 000 environ soit une baisse de 32 %. Il semblerait donc que la CIM s'impose face à ses concurrents tels que la Compagnie Générale Transatlantique en captant les trafics de Cherbourg. En mai 1932, la United States Lines décide de transférer les escales de ses paquebots de Cherbourg au Havre 16.

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Entre le 1er janvier et le 31 juillet 1934, 164 escales de navires à passagers étrangers sur la ligne de New York sont recensées aux gares maritimes de la CIM. Pendant la même période la gare maritime du quai d'escale (Port Autonome du Havre), reçoit 10 paquebots sur la ligne de New York. Cependant, la tendance générale est à la baisse du trafic passager. Cette situation contraste avec celle des hydrocarbures, objet de la concession sud de la CIM.

Une première remarque concerne l'augmentation constante des importations d'hydrocarbures dans le port du Havre : 274 075 tonnes déchargées en 1926 et 3 139 165 tonnes en 1938. Entre-temps, trois raffineries sont entrées en service en 1933 : Compagnie Française de Raffinage (CFR) à Gonfreville-l'Orcher, Standard Franco Américaine de Raffinage (SFAR) et Vacuum Oil Company à Notre-Dame-de-Gravenchon. 742 000 tonnes de pétrole brut sont déchargées cette année-là pour ces raffineries 17 soit la totalité du pétrole brut livré au Havre. La CIM, reliée par oléoducs aux raffineries devient donc le port pétrolier en faisant transiter par ses installations la totalité du brut. A côté de cette fonction de « relais », la CIM a une activité d'entreposage et destockage de produits raffinés pour le compte de distributeurs. L'intérêt est que ces produits ne sont pas taxés tant qu'ils sont entreposés. Mais cette activité, qui semblait être la seule ou du moins la principale jusqu'en 1932, devient mineure lors de la mise en service des raffineries. La part de la CIM dans les importations d'hydrocarbures au Havre augmente dans des proportions importantes et en peu de temps : en 1931, elle ne représente encore que 57 % mais atteint près de 100 % en 1935. A la veille de la seconde guerre mondiale, la CIM détient donc un quasi-monopole des importations locales d'hydrocarbures. Quel impact l'implantation de raffineries approvisionnées par la CIM a-t-elle sur le poids de cette société dans l'économie portuaire ?

La mise en service des raffineries a pour effet de plus que doubler les importations d'hydrocarbures : de 543 000 tonnes en 1932 on passe à 1 180 000 tonnes en 1933. Mais il ne s'agit que d'une première étape correspondant à l'année de mise en route de ces raffineries : de 742 000 t en 1933, l'importation de pétrole brut pour ces raffineries passe à 1 727 000 tonnes l'année suivante et à 2 100 000 en 1935. Les hydrocarbures s'imposent au cours de cette décennie comme une des principales marchandises entrées au Havre : de 17,85 % du tonnage entré en

1932, les hydrocarbures représentent 49,24 % en 1934 et 60,58 % en 1938 !

Si on compare les importations d'hydrocarbures des ports du Havre et de Rouen on se rend compte de l'impact de la mise en service des raffineries reliées au Havre. Jusqu'en 1933, les importations d'hydrocarbures à Rouen dépassent celles du Havre avec, par exemple, 1 106 622 tonnes contre 393 698 tonnes en 1929, année de la mise en service de la première raffinerie moderne de la vallée de la Seine à Petit-Couronne. Les importations de pétrole brut à Rouen atteignent 676 399 tonnes en 1933, 680 722 tonnes en 1934 contre respectivement 742 100 tonnes et 1 727 000 tonnes au Havre.

14

À partir de 1934, le port du Havre s'impose définitivement sur ce trafic en dehors du pétrole plus visqueux du Venezuela.

Le port du Havre devient dès lors un des premiers ports pétroliers de France. Trois indicateurs autres que les trafics portuaires nous permettent de cerner le poids de la CIM dans l'économie du port du Havre avant la seconde guerre mondiale :

-son rôle décisionnel au sein du CA du PAH ;

-sa contribution financière à l'entretien du port ;

-le nombre d'emplois créés par ses activités.

Entre 1925 et 1939, le nombre de membres du conseil d'administration du PAH est passé de vingt et un à vingt-quatre. Deux décrets de 1937 indiquent que le nombre des membres nommés par décret doit être supérieur de trois à ceux nommés par l'État qui contrôle ainsi un peu plus ce conseil. Parmi ceux-ci on trouve le représentant de la CIM, Georges Henri Bourgeois. Ce dernier est également un des huit membres du comité de direction du port en qualité d'administrateur. La présence de la CIM dans le comité de direction - organe décisionnel restreint - montre le poids de cette société dans le port à cette époque.

Les recettes des ports maritimes français se composent d'une part des « droits de quai » fixés par l'Etat chaque année pour l'ensemble des ports ; d'autre part des « péages » sur les navires, passagers et marchandises fixés par port pour l'année. En 1938, les droits de quais perçus par le PAH s'élevaient à 20 758 118 francs. Quant aux péages, ils se répartissaient de la manière suivante :

Montant des péages perçus par le port autonome du Havre en 1938

Ce tableau nous montre la répartition des péages en mettant en évidence la place de Transat et la CIM. La gare maritime et les entrepôts de la Transat rapportent au PAH deux fois plus que les deux gares maritimes de la CIM. A noter, enfin, que le PAH accorde des subventions à la CIM sous forme de remises sur les péages que celle-ci lui verse.

La place de la CIM peut aussi se mesurer à travers les emplois créés directement ou indirectement par l'implantation des raffineries.

Personnels des installations pétrolières de la région havraise (1937)

L'ensemble des dépôts d'hydrocarbures de la CIM n'emploie que 123 personnes. Ce chiffre ne prend pas en compte les personnes travaillant dans les gares maritimes. Les autres sociétés ont des dépôts mineurs sauf Desmarais où le nombre impressionnant de salariés affectés à ce dépôt peut s'expliquer par l'ancienneté des installations. A côté des dépôts d'hydrocarbures, les raffineries alimentées en pétrole brut ont bénéficié des services de la CIM. Elles ont créé de l'emploi dans une région touchée par la crise économique. En 1937, elles emploient 2445 salariés dont beaucoup sont d'anciens marins au chômage habitués au travail par quart. En effet, contrairement aux dépôts de l'époque, une raffinerie fonctionne en continu.

A la veille de la seconde guerre mondiale, la CIM continue à se développer en proposant des extensions de son dépôt et en faisant des projets pour l'avenir. Cette extension devient une nécessité car le tonnage d'hydrocarbures augmente plus vite que les capacités d'entreposage. Divers projets sont avancés : un troisième bassin pétrolier dans le port du Havre, la construction de 300 000 m3 de réservoirs à Tancarville et un bassin aux pétroles sur le canal de Tancarville. L'ensemble serait relié au port du Havre et aux raffineries. Ces projets n'auront pas le temps de voir le jour, même celui d'une zone franche destinée aux produits raffinés. En effet, en 1938, la CIM entrevoit la possibilité d'un nouveau marché, celui de l'exportation de produits pétroliers à la sortie des raffineries et exemptés de taxes via son entrepôt banal. La déclaration de guerre en septembre 1939 gèle tous ces projets.

Pendant la « drôle de guerre », la France parvient tant bien que mal à s'approvisionner en hydrocarbures, malgré une flotte de navires citernes sous pavillon national toujours insuffisante pour faire face à ses besoins.

16

Mais l'attaque éclair allemande de mai-juin 1940 contraint les autorités militaires françaises à ordonner la destruction de toutes les installations pétrolières du Havre. Le gigantesque incendie des installations au moment de l'évacuation restera dans la mémoire collective. L'occupation qui s'en suit est une épreuve supplémentaire pour la CIM qui, bien que privée d'outil industriel détruit ou pillée réussit à survivre grâce à des activités de substitution. A la fin des hostilités, le bilan matériel et financier est alarmant : la CIM ne peut à la fois se consacrer aux trafics pétrolier et de passagers. C'est ainsi qu'une nouvelle concession est négociée et approuvée en 1949. La CIM se consacre dès lors aux hydrocarbures, trafic qu'elle juge alors le plus porteur.

Depuis maintenant 53 ans, cette société a su faire face d'une part à des importations d'hydrocarbures qui sont passées de 5 436 000 t en 1949 à 36 589 000 t en 1999 et d'autre part à la « course au gigantisme » des pétroliers. C'est dans cette optique, à titre d'exemple, que la CIM a pris part à la construction et à l'exploitation du Terminal pétrolier d'Antifer. Les hydrocarbures sont, en quantité, devenus les premiers produits importés via Le Havre, ainsi qu'une source de revenus assurés pour le Port Autonome et ce en dépit d'une baisse des trafics consécutifs aux chocs pétroliers. Mais ces derniers n'ont pas remis en cause ce quasi-monopole que détient de fait la CIM par le régime de la concession octroyée par l'Etat. Les projets de Port 2000 ont dû tenir compte de cette emprise sur le port du Havre. En effet, une convention passée entre le Port Autonome du Havre et la CIM le 28 décembre 1978 et approuvée par arrêté ministériel du 19 mars 1980 fixe dans son article 8 la date d'expiration de la concession jusqu'à une nouvelle prorogation au 31 décembre 2020... L'avenir de la CIM ne semble donc pas menacé. Une remarque cependant : en cas de fort accroissement des importations d'hydrocarbures, la CIM ne pourrait pas étendre son parc de stockage du Terre-plein car sa concession se trouve enclavée dans un port qui semble de plus en plus voué au trafic des conteneurs.

Notes

1 Cf. Plan du Havre en 1924.

2 Le Petit Havre, 4 juillet 1928, discours de M. Hermann du Pasquier, Président de la Chambre de Commerce.

3 Délibération de la Chambre de Commerce du 18 juillet 1919.

4 Archives Municipales du Havre, Fonds contemporain K3, carton 5, liasse 3.

5 Arch. Dép. de la Seine Maritime, Carton R2, dossier n° 181, Fonds de la Chambre de Commerce du Havre.

6 Doc. Papiers à en-têtes.

7 Cf. Plan du Havre 1924.

8 Arch. Dép. de la Seine-Maritime, 4 S375, Lettre de G. Bourgeois au Préfet de Seine-Inférieure du 22 novembre 1923.

9 Arch. Dép. de la Seine-Maritime, 5M576, Lettre de Georges Henri Bourgeois au Préfet de Seine-Inférieure.

10 Arch. Dép. de la Seine Maritime, "Etude contributive au développement du port du Havre", CIM, 1927, Fonds Chambre de Commerce du Havre Carton R2, dossier n°181.

11 Archives Municipales du Havre, "L'inauguration de l'Hôtel Frascati", Le Petit Havre du 4 août 1929, p. 1 et 2.

12 Cf. Doc. Etat comparatif d'exploitation des installations de la C.I.M.

13 Cf. D. Ringuenet, op. cit., p. 17

17

14 M-E de Vannoise-Pochulu, La mutation de la politique portuaire française à l'ère industrielle : La réforme du statut des ports de commerce. L'exemple du port du Havre (1871-1939), Th. Hist Paris XH-Créteil, octobre 2000.

15 Archives Municipales du Havre, Fonds contemporain F2, carton 34, liasse 2.

16 M-E de Vannoise-Pochulu, op. cit.

17 Cf. Doc. Etat comparatif d'exploitation des installations de la CIM.

Le port du Havre vers 1933 - Collection PAH

 

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