La destruction de Caen en juin-juillet 1944: l'Histoire toute nue dans sa vérité n'est jamais très belle... (Urbicide)
Dans quelques semaines, les 1er et 2 octobre 2020, Caen en son abbaye aux Dames, siège du conseil régional de Normandie accueillera la 3ème édition du forum mondial "Normandie pour la Paix" qui aurait dû avoir lieu la veille de l'anniversaire du Six juin 1944, jour de deuil et de colère que ce jour là...
Car avant d'être la capitale mondiale de la Paix pendant deux jours avec la présence en Normandie pour des conférences mais aussi des échanges informels du gratin mondial des experts de la diplomatie et de la géo-politique, Caen fut une capitale normande des ruines et des larmes...
Certes, quand on parle de "capitale des ruines" on pense plutôt à Saint-Lô, la préfecture de la Manche qui a été totalement labourée par les bombardements aériens puis par les combats au sol. Détruite à environ 33% de sa superficie bâtie mais à 71% pour le nombre des mètres carrés habitables, la cité de Guillaume Le Conquérant n'en a pas moins été durement éprouvée, humainement bien sûr avec des milliers de morts et de blessés directement liés aux bombardements sans même parler des disparus mais aussi culturellement car Caen comme de nombreuses autres villes normandes et qui était avant la guerre l'une des plus belles villes de France, a subi ce qu'il convient d'appeler un "urbicide", qui est, désormais, considéré comme un crime de guerre.
Un lecteur assidu de l'Etoile de Normandie a retrouvé ce bel article de l'historienne Danièle VOLDMAN, passionant à lire, que nous vous proposons ici dans son intégrité:
Avec une grande objectivité, Danièle Voldman, passe en revue tous les moindres aspects de cette tragédie historique caennaise:
L'Histoire avec une "grande hache" (Georges Pérec) paraît ici toute nue... Elle n'est pas très belle!
https://www.persee.fr/doc/xxs_0294-1759_1993_num_39_1_2714#xd_co_f=NDJlMGQyY2YtMzcyYy00OTU0LTllNzktZTE3YjA2NmZmYmVj~
LA DESTRUCTION DE CAEN EN 1944
Daniele Voldman
Vingtième Siècle, revue d’histoire, n° 39, juillet-septembre 1993, pp. 10-22
Delenda quoque Carthago.
Lieu de tous les enjeux politiques et psychologiques, de tous les risques civils et de tous les bilans désastreux, la ville devient un enjeu stratégique de premier plan au cours de la seconde guerre mondiale. À travers l'exemple crucial de Caen, Daniele Voldman nous invite à relier toutes les dimensions des bombardements urbains, nouvel « art » militaire et nouvel espace de l'intervention publique. C'est aussi une certaine forme d'acharnement stratégique des militaires en direction des civils qui est ici mis en question.
La façon dont Caen a été détruite pendant l'été 1944 illustre l'évolution des théories stratégiques sur le rôle des villes dans les guerres du 20è siècle 1. Élément clef du dispositif opérationnel pour le débarquement allié sur les côtes normandes, la cité a été pilonnée à cause de sa position et de l'enjeu militaire qu'elle représentait. La longueur et la dureté des combats qui s'y sont déroulés relèvent d'abord d'une logique de type ancien : la progression des armées vers Paris et les frontières de l'Est exigeait sa chute ainsi que le nettoyage des alentours. Mais l'obstination des bombardiers alliés s'explique aussi par une conception nouvelle, élaborée depuis la fin de la Grande Guerre, celle des bombardements appelés « sans discernement », à l'impact autant psychologique que stratégique. Le processus d'intégration des populations civiles dans le déroulement des guerres, commencé de façon radicale avec la guerre de Sécession américaine et développé entre 1914 et 1918, s'est généralisé dans le conflit du milieu du siècle. Les villes, cibles de bombes explosives et incendiaires, subissent des assauts répétés dont les intentions ne sont pas toujours évidentes sur le plan militaire.
1. Je remercie Martine Morel et Antoine Prost de leurs remarques qui m'ont aidée à démêler l'écheveau des causes et des effets qui ont abouti aux destructions de Caen pendant l'été 1944.
Démonstration de force, les attaques aériennes sont certes destinées à affaiblir la défense de l'ennemi ; mais elles doivent aussi entamer la capacité de résistance morale du camp adverse, dont les populations urbaines sont une composante essentielle. Quelle ville européenne a eu le sinistre privilège d'inaugurer une nouvelle forme de guerre où le militaire et le psychologique sont totalement mêlés ? Guernica, à cause de l'impact symbolique de sa destruction, ou Londres dont le flegme des habitants a contribué à ruiner l'espoir d'invasion nazie sur le sol britannique ?
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Les villes allemandes, rasées par les bombes alliées, ont supporté toutes les conséquences des théories du bombardement aérien.
L'exemple de Caen, dans un contexte différent, montre la complexité de cette logique où le militaire est encore un élément nécessaire mais plus suffisant.
L'acharnement à détruire la ville de Caen s'explique par la confusion de la situation du Calvados dans l'été 1944. Cible militaire opposant les troupes allemandes et alliées, la région était aussi un enjeu politique : tandis que les Anglo-Américains tentaient d'y organiser leur propre pouvoir civil, les Français libres entendaient y représenter la République restaurée 1. De plus, jusqu'au 27 juillet, la municipalité caennaise resta responsable devant le gouvernement de Vichy qui y gardait son administration préfectorale. Plusieurs autorités se battaient donc en Normandie pour prolonger, sauvegarder ou asseoir un pouvoir avant tout politique. Si, étant donné les circonstances, il consistait d'abord dans la conquête militaire du terrain, il s'agissait également d'assurer le maintien de l'ordre public, c'est-à-dire d'intervenir auprès des populations civiles, touchées par des combats de grande ampleur qui tueront environ 6000 personnes 2. Que fallait-il faire des blessés, des morts, des errants et des sinistrés, comment assurer le ravitaillement, éteindre les incendies, prévenir les épidémies ? Qui devait, qui pouvait assumer tout cela ? Question difficile qui s'est posée au long de la guerre pour l'ensemble des belligérants dont le territoire était touché par le conflit.
Caen se distingue pourtant de Londres ou de Hambourg par la multiplicité des instances qui s'y croisaient. Ramassée dans le temps, renforcée en violence, la situation de Caen a rassemblé les contradictions qu'a connues la France entre 1940 et 1944.
1. Claude Lévy, • L'installation des nouvelles autorités dans le Calvados », dans François Bédarida (dir.), Normandie 44. Du débarquement à la libération, Paris, Albin Michel, 1987.
2. Le nombre des Caennais tués pendant la bataille n'est toujours pas établi avec certitude. Il varie de 2000 à 10 000. L'estimation présentée ici à partir des archives citées demande confirmation.
Les villes comme objectifs stratégiques
Alors qu'en 1914 les agglomérations urbaines étaient encore visées pour leur emplacement, leur richesse ou leur importance politique, elles deviennent au cours des années 1920 des buts à atteindre en soi. Perçues selon une vision organiciste, elles forment un tout où le social, l'économique et le politique constituent un ensemble vivant, susceptible d'anéantissement et dont la mort ou la santé peuvent être décisives dans l'issue générale des combats. Dès la fin de la première guerre, les théoriciens militaires et civils commencent à réfléchir au rôle de l'aviation dans une prochaine guerre. Si les idées de Giulio Douhet ne sont pas très connues à l'époque en France, au moins de façon directe, les réflexions de Paul Vauthier qui vont dans le même sens sont, elles, bien diffusées 3. Tout comme ces deux auteurs, nombre de stratèges, aux États- Unis et en Europe, déduisent de l'évolution des technologies guerrières depuis 1914 que la clef du succès se trouve dans la destruction des villes, obtenue par la maîtrise technique d'une force aérienne de bombardement 4.
3. Paul Vauthier, Le danger aérien et l'avenir du pays, Paris, Berger-Levrault, 1930.
4. Josef W. Konvitz, « Représentations urbaines et bombardements stratégiques, 1914-1945 », Annales ESC, juillet-août 1989, p. 823-847.
En 1939, les bombardements aériens sont un élément stratégique déterminant. À leurs buts militaires, s'ajoute une double visée : d'une part, ils répondent à la volonté économique de détruire les zones industrielles, les centres de production d'armes et les lieux de stockage ; de l'autre, ils tendent à provoquer des mouvements de foule incontrôlables.
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Car la théorie psychologique du bombardement aérien suppose des défaillances dans l'adhésion de l'opinion publique à ses chefs. Ceux-ci doivent pouvoir poursuivre la guerre avec efficacité. Si les populations sont terrorisées par le danger aérien et ne supportent pas les attaques, on espère qu'elles feront pression sur leur gouvernement et l'obligeront à céder devant les exigences de l'ennemi, plutôt que de resserrer les rangs pour l'encourager à riposter avec vigueur. Les armées de l'Axe comme les Alliés appliqueront ce schéma tout au long de la guerre dans les différentes zones du conflit. C'est toujours lui qui prévaudra à Caen, avec les paramètres spécifiques du débarquement et de la situation de la France occupée.
En fait, depuis la signature de l'armistice de juin 1940, ni l'attaque ni la contre-attaque n'étant à l'ordre du jour pour le gouvernement de Vichy, la réflexion sur l'organisation de la défense passive et de la protection anti-aérienne vint au premier plan. À partir de 1943, la recrudescence des raids montra avec acuité les divergences d'intérêt et de conception qui séparaient les Alliés de la Résistance extérieure. Les bombes des premiers avaient des objectifs stratégiques (voies de communication, concentrations de troupes ennemies, dépôts d'armes connus ou supposés, usines et zones industrielles, arsenaux, aéroports). Mais, lâchées sur de vastes zones urbanisées, elles devenaient une arme psychologique et symbolique. Du reste, pour les Anglo-Américains, la France occupée, qui avait signé un armistice, n'était, après tout, qu'un champ de bataille. Leurs aviateurs n'étaient pas supposés avoir un attachement aux terres qu'ils ravageaient et seul était censé compter pour eux le combat contre le nazisme 1.
La position de la Résistance extérieure, préoccupée de l'impopularité croissante des bombardements, était évidemment plus complexe. Le Comité français de libération nationale avait lancé aux Alliés plusieurs mises en garde. Le 18 mai 1943, après plusieurs semaines de grande activité aérienne, la question était clairement posée : « La population parisienne a grondé énergiquement ces derniers temps contre les bombardements alliés qui atteignaient tellement les civils ... Il faut redonner à la population française déjà éprouvée par le manque de nourriture, les bombardements, les odieuses menées allemandes, le courage de supporter les dures épreuves qui l'attendent lorsque le débarquement aura lieu et l'éclairer sur les agissements fourbes des Allemands qui font tout ce qui est possible de faire pour leur donner la haine des Anglais et des Américains » 2.
L'affaire devint encore plus dramatique après le grand bombardement de Nantes, en septembre 1943 3. La ville subit trois raids successifs. Le premier, celui du 16, opéré à très grande altitude, inattendu, imprécis, fit un millier de morts. Le 23 septembre, le deuxième raid atteignit avec une relative précision les installations militaires du port, tuant une vingtaine de personnes. Il apporta quelque soulagement aux Nantais, terrifiés par le premier : « Ceux-ci, dont les sympathies pour les Anglo-Américains étaient manifestes, ne se cachaient plus pour dire qu'il y avait eu erreur la première fois » 4. Hélas, le répit fut de courte durée. Le soir même, un troisième raid rendait une grande partie de la ville inhabitable.
1. Rares sont les témoignages des aviateurs alliés sur cette question. Le film Le Havre table rase en donne quelques traces.
2. Archives nationales (AN), F 22/2041. C'est dans ce dossier du Comité français de libération nationale, « Bombardements en France », que l'on trouve les mises en garde et les discussions à propos des répercussions psychologiques des bombardements sur la population civile.
3. Rapport du préfet sur le bombardement de Nantes, septembre 1943, AN, AJ 41/356.
4. AN, AJ 41/356.
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« L'impression causée par l'exode qui a suivi le troisième bombardement fut analogue à celle des plus sombres jours de juin 1940 », conclut le préfet, après avoir avancé dans son rapport le chiffre approximatif de 100 000 fuyards au lendemain de la dernière attaque.
Désormais, et jusqu'à la fin de la guerre, pour des raisons humanitaires, tactiques ou politiques, des voix réclamèrent la fin des bombardements « mal faits », effectués à trop grande altitude, sans précision suffisante, dispersés, aux buts militaires incertains. Ces critiques rassemblaient les porte-parole des populations bombardées, les propagandistes de Vichy et quelques militaires anglo-saxons 1. Mais la majorité des stratèges continuaient de surestimer la portée des attaques aériennes qui, selon eux, devaient amener la population exténuée à faire pression sur ses gouvernants. Y aurait-il une logique de la foule, qui se mettrait en mouvement pour aider le militaire à vaincre sur le terrain ? Au sein de l'état-major allié, l'idée que les Allemands pouvaient se révolter contre le pouvoir nazi, incapable d'empêcher la destruction des villes, était loin d'être rejetée 2. Les tenants de cette théorie ne tiraient aucun enseignement des bombardements qui, au début de la guerre, avaient détruit une partie de Londres sans abattre le moral de ses habitants ; ils n'entendaient pas plus ceux qui affirmaient combien les résultats des raids récents contre Hambourg avaient été, de ce point de vue, décevants. Les sceptiques restaient pourtant minoritaires alors que les civils, au lieu de faire levier contre la politique de leur gouvernement, avaient plutôt eu le réflexe inverse. Ils comptaient de plus en plus sur l'État pour être protégés des catastrophes, encouragés par les diverses législations sur la réparation des dommages de guerre.
Ainsi, la riposte aux bombardements psychologiques reposait pour une large part dans l'excellence de la défense passive ou du moins dans l'efficacité et la promptitude des secours organisés par la puissance publique.
1. Les rapports des préfets régionaux contiennent des renseignements sur l'opinion des bombardés et sur l'attitude de Vichy concernant les bombardements (AN, FlcIII/1200). Également le dossier « Paris-Vichy, propagande anti-alliée, bombardement », disponible à la bibliothèque de l'IHTP, consulté grâce à Jean Astruc. Pour les dissensions au sein des Alliés, j'ai utilisé les renseignements que m'ont amicalement fournis Charles Maier et Josef Konvitz. De ce dernier, outre l'article des Annales ESC cité plus haut, « A question of ends and means : Allied bombing of French ports cities and antisubmarine warfare, 1942-1943 », Department of History, Michigan State University, 1991, multigr. Également, David R. Mets, Master of air power : general Carl A. Spaatz, New York, Presidio, 1990.
2. Manfred Asendorf, « La destruction de Hambourg », communication au colloque de Cerisy, octobre 1988, multigr.
Caen dans la bataille de Normandie
Depuis décembre 1941, les Alliés avaient écarté l'idée que les bombardements et le blocus suffiraient à vaincre l'Allemagne. Un débarquement en Europe s'avérait nécessaire. Tandis que les Britanniques voulaient l'accompagner du pilonnage systématique des défenses côtières, des voies de communications, des usines, et éventuellement des casernements, les Américains refusaient cette tactique du bombardement au but (target bombing) au profit d'un arrosage sur des zones entières (area bombing) 3. En septembre 1943, après d'ardentes discussions et bien que l'ensemble de la hiérarchie militaire ne fut pas totalement convaincue 4, ils optèrent pour cette dernière. Ainsi, tandis que les bombardements s'intensifiaient sur la France occupée, les Anglo-Américains créèrent, sous le commandement du général anglais Morgan, un état-major chargé d'étudier un projet de débarquement d'ensemble. Après de longues tergiversations, qui se prolongèrent du printemps à l'automne 1943, c'est la zone comprise entre Bayeux, Caen et Saint-Lô qui fut choisie.
3. Sur la mise au point de la stratégie alliée du débarquement, voir général (CR) Compagnon, « Normandie 44. Victoire stratégique », Revue historique des Armées, 2, 1979 ; Charles Messenger, Bomber Harris and the strategic bombing offensive, 1939- 1945, Londres, Arms and Armour Press, 1984, surtout le chapitre 9 : « The overlord debate » ; François Bédarida (dir.), Normandie 44..., op. cit.
4. Voir, par exemple, chez les Britanniques, Freeman Dyson, Les dérangeurs de l'univers, Paris, Payot, 1986.
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Si les raids alliés augmentèrent en fréquence et en puissance, la véritable préparation ne démarra que le 8 avril 1944, c'est-à-dire au jour J-60. Commencèrent alors les attaques des voies de communication, des aérodromes puis, à partir de mai, des batteries allemandes installées sur les côtes françaises. Pourtant, malgré le choix du lieu de débarquement, le sort de Caen n'était pas encore scellé. Car si la ville était un enjeu stratégique fondamental dans la mesure où elle formait le pivot de toute l'opération, seule l'issue des armes devait décider si, oui ou non, Caen serait détruite. En effet, dans la stratégie alliée, Caen devait tomber le jour J. Dans l'hypothèse contraire, elle devait être pilonnée sans merci de façon à en restreindre l'utilité pour l'ennemi et surtout rendre sa défense coûteuse.
La ville n'étant pas tombée au soir du 6 juin, ni même le lendemain, sa prise devenait un enjeu vital : quatre assauts ont été nécessaires pour que les Alliés s'installent enfin dans la cité ; quatre temps de rudes batailles réparties sur une partie de l'été, chaque fois accompagnées d'intenses bombardements qui peu à peu la détruisirent. Dans les trois premières semaines qui suivent le débarquement, les troupes alliées n'arrivent qu'à constituer une tête de pont sur le sol français, après la prise de Cherbourg en ruine. Tout au long de ce premier acte, elles restent bloquées aux lisières nord de Caen. Les bombardements ont surtout eu lieu entre le 6 et le 12 juin, destinés à aider les troupes à se frayer un chemin depuis la côte vers la ville. Ensuite, tandis que l'infanterie piétinait dans les faubourgs, ils ont été plus sporadiques et dispersés dans la campagne alentour 1. Néanmoins, l'incendie allumé dans la ville à partir du 7 n'est pas maîtrisé avant le 18.
L'acte II s'ouvre le 25 juin avec le début de l'offensive Epsom en direction de l'Orne. Il s'agit d'essayer de faire tomber Caen par l'Ouest puisque la situation est bloquée au Nord. De nouveaux bombardements massifs accompagnent l'opération dont l'échec est patent le 1er juillet.
L'acte III offre un premier dénouement : le 7 juillet, cinq cents bombardiers environ, volant bas, lâchent 2500 tonnes de bombes en moins d'une heure. L'amoncellement de ruines, qui couvrait déjà plus d'un kilomètre carré, double de surface. Les Britanniques pénètrent dans Caen détruite et, le lendemain, rejoignent les troupes canadiennes.Situation provisoire cependant, car si le Nord de la ville est occupé, les Allemands tiennent toujours le Sud.
Avec le début de l'offensive Goodwood, le 17 juillet, commence le quatrième et dernier acte. Les Britanniques tentent une percée dans la plaine de Caen mais ne parviennent qu'à libérer les faubourgs sud de l'agglomération. L'Orne est franchie le lendemain après que 2500 avions ont lâché 8000 tonnes de bombes 2. Bien que le 18 juillet soit la date officielle de la libération de Caen, les combats continuent jusqu'au 14 août dans les alentours, causant morts et destructions. Mais le plus fort des bombardements est passé et, surtout, le Comité de libération a été installé dans la ville le 27 juillet 3.
La destruction de Caen semble donc avoir été due avant tout aux opérations militaires. Pourtant, d'autres paramètres ont joué un rôle, bien éloigné du seul sort des armes.
1. Sur les bombardements de Caen, outre les ouvrages déjà cités, voir Etienne Fouilloux, Dominique Veillon, « Mémoires du débarquement en Normandie », Normandie 44, op. cit. ; Joseph Poirier, La bataille de Caen, Caen, Caron, 1945 ; André Gosset, Paul Lecomte, Caen pendant la bataille, Caen, Ozanne, 1946 ; Jeanne Grall, 1944, la libération du Calvados en images, Bruxelles, SODIM, 1977. Les témoignages des Caennais conservés au Mémorial pour la Paix de Caen ont également été utilisés (cote MB 2/4 et suivants).
2. Ces chiffres sont tirés des divers ouvrages cités. Ils ne varient guère de l'un à l'autre. Ils ont été repris tels quels, sans autre recoupement.
3. Claude Levy, -L'installation des autorités nouvelles dans le Calvados •, Normandie 44, op. cit.
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Vichy devant la destruction des villes
La Révolution nationale n'impliquait pas seulement une idée de reconstruction politique et morale. Il s'agissait aussi d'assurer les réparations toutes matérielles des dégâts provoqués par la guerre. À l'automne 1940, ayant gardé l'espoir qu'ils se limiteraient aux destructions de la campagne de l'été, Vichy avait créé des institutions propres aux affaires immobilières et urbaines 1. L'État français avait également légiféré en matière de dommages de guerre qu'il se chargeait d'indemniser. Pour ce qui était des secours immédiats envers les sinistrés et de la protection contre les éventuelles attaques, les services de la Défense passive, la Croix-Rouge et le Secours national semblaient suffisants. Or les destructions augmentaient chaque jour.
C'est dans ce contexte, avec sans doute en mémoire le mouvement tragique de population qu'a été l'exode de juin 1940, que grandit au sein des divers organismes un débat sur la meilleure façon d'assurer la défense des populations civiles. À ce stade, les autorités d'occupation n'interviennent quasiment pas. Mais, à partir de février 1943, l'évacuation des villes de l'Ouest bombardées par les Alliés vient à l'ordre du jour. Tandis que les autorités françaises n'y voyaient qu'une nécessité de nature civile (à la fois souci humanitaire et préoccupation de maintien de l'ordre), il semble que les Allemands, voulant avoir les mains libres dans les ports et les villes côtières, aient souhaité le départ de tous les civils qui auraient pu gêner leurs mouvements. Des négociations commencent, au cours desquelles le gouvernement français précise sa position. Il affirme que les évacuations massives souhaitées par l'occupant sont non seulement indésirables d'un point de vue politique et psychologique, mais irréalistes sur le plan pratique, faute de moyens matériels adéquats et suffisants. Il définit donc des catégories d'habitants inutiles, seules évacuables, et circonscrit le champ d'application à des zones sensibles. Enfin, contrairement aux demandes allemandes, il délimite des régions d'accueil proches des départements évacués 2. Le 4 février, un premier accord franco-allemand est signé sur les conditions d'évacuation de Brest et de Saint-Nazaire qui viennent d'être bombardées 3. Aux habitants a été appliquée la division en quatre catégories : seuls les « utiles » (hommes valides ayant une qualification) peuvent rester 4. Les enfants de moins de 12 ans, leurs mères et les femmes enceintes (catégorie E), les invalides, les malades et les personnes âgées de plus de 65 ans (A), les étudiants et les adultes dont la présence n'est pas nécessaire à la vie économique et administrative (B) doivent être prêts à répondre aux ordres d'évacuation 5.
Cette catégorisation est peu de chose face aux réalités. Le 15 février, le Service interministériel de protection contre les événements de guerre (SIPEG) est créé pour coiffer toutes les activités relatives à la protection contre les bombardements 6. Si la recrudescence des raids anglo-américains pouvait rendre nécessaire la création d'une structure spécifique, elle n'était certes pas suffisante. D'autant qu'il existait déjà, outre une législation mise au point en 1938-1939, l'ensemble des services de la Défense passive, ceux du Secours national et de la Croix-Rouge.
1. Sur la création de ces institutions, voir Daniele Voldman, « Reconstruire pour construire, ou la nécessité de naître en l'an 40 », Les Annales de la recherche urbaine, 21, janvier 1964.
2. AN, AJ 41/356.
3. Ibid.
4. Un conflit a opposé rapidement les Allemands aux Français. Ceux-ci étaient trop peu enclins, selon les occupants, à faire revenir les ouvriers qui, travaillant à l'arsenal ou sur les chantiers de l'organisation Todt, avaient suivi avec empressement l'ordre d'évacuation sans trop se soucier des catégorisations (AN, AJ41/356).
5. AN, Fla/3768, SIPEG, Note technique sur les évacuations, mai 1944.
6. L'histoire du SIPEG reste à faire. On ignore encore s'il existe un fonds d'archives propre à ce service. Ont été utilisés des éléments épars dans divers dossiers sur les bombardements, un petit recueil de documents sur le SIPEG conservé dans AJ 40/547, dossier 11, et un mince ensemble sur la Direction des réfugiés, échelon d'Alençon relatant les activités du SIPEG dans cette zone au cours de l'été 1944 (AN, F 23/236).
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Les organes gouvernementaux avaient précisément pour mission de s'occuper des conséquences des bombardements. On avancera trois hypothèses pour expliquer la naissance du SIPEG. La première reprend l'argumentaire de ses créateurs : le nombre de services concernés par les interventions de protection était si grand qu'une structure transversale était seule capable d'envisager les problèmes dans leur ensemble, « sans être tributaire d'un département ministériel » 1. Ensuite, cette création peut être rapprochée de la propension, liée à son impuissance réelle, qu'a eue Vichy de multiplier les organismes et d'accumuler les règlements administratifs et législatifs. Elle peut, enfin, avoir coïncidé avec des querelles de personnes au sein de la Défense passive 2.
Le SIPEG, pour intervenir auprès des victimes des raids aériens, devait coordonner, sous l'autorité du ministre de l'Intérieur, les mesures de protection des civils. Il semble qu'au cours du printemps 1943 le SIPEG ait étendu son autorité sur plusieurs services de secours du ministère de l'Intérieur, en particulier la Direction des réfugiés 3. De fait, limiter les dégâts des bombardements, tant sur le plan humain que financier, impliquait de délicates négociations avec les autorités d'occupation, qui se sont résumées à de longs marchandages sur les attributions des Français et des Allemands et sur la réalité des pouvoirs de décision.
Ainsi, à Caen, l'exercice de défense passive mis au point pour le 11 avril 1943 a-t-il eu lieu en présence du chef de la Feldkommandantur de la ville 4. Le surlendemain, un nouveau bombardement autour de la gare, plus violent que le précédent qui remontait au 10 février, allume trois foyers d'incendie dont l'un est éteint par les pompiers allemands 5. À cette date est lancé le premier appel conjoint des autorités allemandes et françaises pour évacuer la région de Caen. Tandis que les occupants ordonnent ou recommandent, de façon plus ou moins pressante, l'évacuation au moins partielle de toutes les agglomérations importantes situées sur les côtes occidentales, le SIPEG entame des pourparlers pour en limiter la portée. Il suit en cela les principes du gouvernement qui essaie d'éviter de prendre la responsabilité de vastes mouvements de population dont il n'a pas le véritable contrôle 6. Il recommande aux autorités préfectorales de bien distinguer les évacuations massives, « à froid », par route et chemin de fer, des évacuations massives « à chaud », provoquées par l'intensité des bombardements. Les premières résultent d'un ordre venu des Allemands, relayé ou non par ses propres autorités. Les fonctionnaires de l'Intérieur les envisagent avec la plus grande circonspection. Ce que Vichy refuse en fait, ce sont les évacuations générales et obligatoires qu'il a grand mal à organiser par lui-même 7. Il préfère à cela la dispersion, c'est-à-dire la répartition temporaire des populations « à risque » dans les communes voisines des zones les plus menacées 8. Les services du SIPEG dans le Calvados s'en tiendront à cette position non seulement au long de l'hiver 1943-1944, mais surtout au cours de l'été de la libération. Or, si les Français ont réussi à négocier les « dispersions » avant le débarquement, après le mois de juin, les occupants ont mal accueilli leurs demandes.
1. AN, AJ 41/536, Note sur le SIPEG, décembre-janvier 1944.
2. AN, F 7/14901, F la/3780 et F 23/236. Il semble que Vichy ait trouvé certains responsables de la Défense passive trop tièdes vis-à-vis de sa politique de collaboration et sceptiques sur les effets de la propagande anti-alliée.
3. AN, AJ 40/547, dossier 11, SIPEG.
4. AN, F lcIII/1144.
5. Il n'a pas été possible de savoir si le troisième foyer a été pris en charge par les Allemands en raison de sa localisation particulière (proximité de casernements, d'installations militaires ou stratégiques) ou s'il s'agissait d'une répartition des tâches plus aléatoire.
6. AN, F23/236.
7. AN, Fla/3768.
8. An, F 23/236. Ces conclusions tirées lors de la tournée d'inspection des zones touchées par le débarquement de juin 1944 reprennent les directives officielles élaborées depuis le début de l'année par les services centraux.
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Quand ils en avaient encore le pouvoir, ils ont refusé d'en faciliter l'organisation ; à partir de la mi- juin, ils eurent de moins en moins d'initiative en la matière 1.
Depuis le printemps 1943, le SIPEG tentait d'organiser de façon générale les secours contre les conséquences des bombardements. En avril, sans doute en réponse aux attaques du 25 mars sur Nantes et Saint-Nazaire ou du 30 sur Rouen, il fit partir de Paris le premier « train d'assistance aux localités bombardées ». Mis sur rail en collaboration avec la Défense passive, il était composé d'une cuisine ambulante, d'un hôpital de campagne, de stocks de vivres et de vêtements. Dès l'automne, deux trains et un autorail transporteront également vers les villes éventrées, des lits et des ustensiles de cuisine que les sinistrés ayant tout perdu recevront en guise de nouveau ménage 2. Les trains devaient partir soit de la capitale, soit de Lyon, au plus tard trois heures après la fin supposée de l'attaque la plus violente 3. L'absence d'archives ne permet pas, pour le moment, de faire un bilan de l'action de ces convois du secours. Cependant, au vu des démêlés de leurs promoteurs avec les occupants, il semble qu'ils aient contribué avec une certaine efficacité à soulager des détresses. En novembre 1943, par exemple, la Direction des réfugiés avait loué à Pantin des entrepôts destinés à emmagasiner, au fur et à mesure de leur fabrication par une usine de cette localité, des lits destinés aux sinistrés des bombardements anglo-américains sur Nantes et Toulon. Les Allemands interdirent la sortie du matériel. Voulaient-ils l'envoyer en Allemagne, le destinaient-ils à leurs propres troupes, ou s'agissait-il d'une pure mesure de rétorsion ? La documentation fait défaut pour trancher. Quoi qu'il en ait été, il fallut négocier pour obtenir la levée partielle de l'interdiction, finalement accordée le 25 novembre 4.
Parallèlement, le SIPEG entre en relation avec différents comités d'organisation pour préparer des mesures palliatives d'envergure en cas d'attaques généralisées. Il met au point, par exemple, avec le Comité d'organisation des entreprises d'équipement électrique un Service national de sauvegarde qui semble prêt à fonctionner en juillet 1943 5. En septembre, la protection contre l'incendie est réorganisée. Les conditions de travail des pompiers envoyés sur les chantiers de bombardement sont soigneusement révisées, le SIPEG s'efforçant de garantir à ses travailleurs au moins un couchage au sec et des casse-croûte réguliers 6. Deux autres mesures sont révélatrices de la façon dont l'État essaie de gérer des situations exceptionnelles et de les englober dans le cours historique de la vie de la nation 7. D'une part, en janvier 1944, le ministère de l'Intérieur, pour coordonner l'ensemble des mesures de protection, charge le SIPEG de tenir une comptabilité statistique signalant les mouvements d'évacuation des sinistrés et des réfugiés. Celui-ci établit des comptes rendus hebdomadaires contenant des renseignements sur les bombardements, les lieux d'impact, le type d'opération (basse ou haute altitude, bombes explosives ou incendiaires, durée et fréquence des raids), le nombre de morts et de blessés, le type d'évacuation, le rayon des dispersions, le nombre d'immeubles endommagés. Les chiffres semblent assez précis, et, en tout cas, ont servi de référence pour l'envoi des secours.
1. AN, F23/236 et les témoignages conservés au Mémorial pour la Paix de Caen.
2. AN, F 7/14901, F 23/236.
3. AN, AJ 41/536.
4. AN, AJ 40/547.
5. AN, F 7/14901.
6. Ibid.
7. Cela n'est ni nouveau, ni propre aux gouvernements de Vichy. L'origine s'en trouve dans la guerre de 1914-1918, voire dans celle de 1870.
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Dans l'été, cette rigueur de gestion (ou du moins cette volonté de rigueur) semble avoir indisposé les Allemands qui entament une action d'usure pour limiter, sous prétexte de pénurie de papier, le nombre de services récipiendaires des comptes rendus 1. Ces ordres ont certainement gêné la marche des administrations ; ils n'ont pas empêché toute diffusion de l'information puisque, par exemple, les services de documentation du Commissariat au travail du Comité français de libération nationale, à qui ils n'étaient évidemment pas destinés, semblent en avoir été amplement pourvus 2. D'autre part, à la mi-février 1944, les occupants ont donné l'autorisation à un agent de la section sanitaire de la Défense passive de filmer les lieux sinistrés civils. Au départ, il s'agissait de vues prises dans la région parisienne pour aider les sauveteurs. En fait, dans la mesure où le « cinéaste » devait se déplacer avec le train d'assistance du SIPEG, il fut demandé une extension d'autorisation 3. L'état de la documentation ne permet pas de savoir ce qu'il est advenu des bobines, ni si l'interdiction de filmer les installations militaires a été respectée, et pas davantage à quoi a servi cette action. Elle n'en est pas moins exemplaire du mode de fonctionnement du SIPEG, attentif à étendre son champ d'action et de compétence, soucieux de ses prérogatives, porteur d'une certaine modernité dans la gestion des catastrophes.
1. AN, AJ 41/356.
2. AN, F 22/2041. Le Bulletin d'information de la Défense passive, mensuel qui fournissait le même type de renseignements, puisait-il aux mêmes sources, faisait-il double emploi, ou s'est-il confondu un temps avec les comptes rendus du SIPEG ?
3- AN, AJ 40/547.
Le problème des évacuations
Jusqu'au débarquement, les évacuations étaient préventives. Du point de vue militaire, il importait avant tout que les zones stratégiques ne soient pas encombrées de civils. C'est ainsi qu'il faut comprendre les appels des autorités préfectorales qui devaient faciliter l'effort de guerre allemand pour que les habitants des quartiers portuaires ou jouxtant des nœuds de communications aillent prendre logis ailleurs. Sur le plan humanitaire, elles espéraient éviter de trop grandes pertes civiles dans les régions menacées. C'est le sens de l'appel du préfet Henry Graux au printemps 1943 : « J'ai adressé, en accord avec le maire de Caen, un appel aux habitants du quartier limité par l'Orne et à l'ensemble des rues de Vaucelles et de Falaise, pour qu'ils prennent toutes les dispositions en vue d'évacuer leurs habitations situées dans cette zone particulièrement menacée » 4. Dans la mesure où les évacuations étaient volontaires - réponse librement consentie à des ordres allemands ou français -, les résultats semblent avoir satisfait les préfectures. Ceux qui se sentaient le plus menacés allèrent assez docilement se loger dans les quartiers ou les communes voisines, d'autant qu'ils reçurent immédiatement des indemnités de secours.
De même, un an plus tard, du 28 février au 19 mars 1944, dans le Pas-de-Calais, le Nord, la Seine-Inférieure, l'Ille-et-Vilaine et la Manche, 18 703 personnes ont répondu à l'appel et reçu indemnisation 5. Si la stratégie d'évacuation de Vichy préférait les dispersions aux véritables transferts de populations, le régime n'en était pas moins sensible à l'aspect préventif des départs, recommandant en particulier l'évacuation des enfants des ports comme Lorient, La Pallice, Brest, Saint-Nazaire, Boulogne ou Dunkerque, « toutes considérations pédagogiques et familiales devant s'effacer en présence de la nécessité de sauvegarder ce capital national » 6. Néanmoins, tant que le danger n'apparaissait pas imminent, les recommandations ne s'accompagnèrent ni de mesures d'encouragement autres que la promesse des indemnisations, ni de menaces de coercition.
4. AN, Flc/1144.
5. Ibid.
6. AN, AJ 41/356.
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C'est à ce moment qu'arriva à la préfecture l'ordre allemand d'évacuation générale du Calvados. Celle-ci se contentant de transmettre, il fut peu suivi d'effets. Le mois suivant, après le grand bombardement de Rouen et les attaques aériennes de Caen et de Ouistreham, les occupants revinrent à la charge, recommandant d'évacuer de Caen au moins les enfants. Sans plus de résultats.
La question prend un autre tour après le 6 juin 1944. À partir de ce moment, il faut suivre les logiques des différents protagonistes. Les Allemands continuent à réclamer l'évacuation de la ville. Mais les ordres n'ont pas la fermeté d'antan, et, surtout, les Caennais ne peuvent emprunter que des petits chemins : les grands itinéraires étaient réservés aux troupes allemandes qui avaient mis l'embargo sur l'essence et les moyens de transport.
La circulation des voitures civiles est interdite, sauf laissez-passer spéciaux. Les départs ne peuvent donc se faire qu'à pied, à bicyclette ou avec des véhicules de fortune tirés par des chevaux, ce qui n'est guère stimulant quand les bombardiers grondent et que l'incertitude règne 1. C'est pourquoi, ni l'ordre d'évacuation du 29 juin, ni le plan du 10 juillet prévoyant le repli total des communes situées à moins de 5 kilomètres de la côte et le retrait partiel des habitants de celles qui se trouvaient à 20 kilomètres, n'ont beaucoup d'effets 2.
Bien que proche, la logique des fonctionnaires de Vichy est différente. Ceux- ci n'encouragent la « dispersion » que du bout des lèvres et seulement aux alentours des zones de combats les plus rudes. Le 18 juin 1944, Jean Lacombe, directeur du SIPEG, juste arrivé à Caen de Paris, constate que les invitations à la dispersion sont accueillies sans enthousiasme, aussi bien par les administrés que par les autorités elles-mêmes. Malgré une mise au point entre Michel Cacaud, préfet du Calvados, J. Lacombe et l'adjoint du Feld-kommandant de Caen, la population civile reste sur place. L'organisation des départs ne semble pas être la préoccupation essentielle, ni à la mairie, ni à la préfecture. Ce qui ne les empêche ni l'une ni l'autre de prendre en charge réfugiés et sinistrés, au milieu d'une situation chaotique, en constante évolution. Leur attitude est claire : gérer la situation sur place sans encourager de transferts importants, les populations risquant d'être prises en chemin dans les combats terrestres ou sous les tirs aériens allemands et alliés. Concluant un rapport sur les mouvements d'évacuation qu'il a organisés et supervisés à partir du 26 juin, au début de l'offensive Epsom, le chargé de mission du SIPEG énonce ses réticences :
« En pleine guerre ... sous un ciel qui rappelle à s'y méprendre celui des Flandres en mai et juin 1940, le département du Calvados forme et met en route des colonnes de milliers de réfugiés (15 000 sont arrivés jusqu'à maintenant dans l'Orne). Peu ou pas encadrés, ces gens parcourent à pied, puis en voiture à cheval des distances considérables. Au bout de leurs efforts, que trouvent- ils : des communes sans pain, où les médicaments font défaut, où les conditions d'habitation, à la rigueur acceptables l'été, seront affreuses l'hiver. Ils vont se loger, malgré tout, tant bien que mal, s'habituer à un autre coin de leur Normandie et, demain, le hasard des combats les amèneront (sic), peut-être, à repartir» 3.
Tout autre est la position des Français libres. Les évacuations leur posent trois types de problèmes. Du point de vue militaire, les colonnes de réfugiés qui encombrent les routes les gênent autant qu'elles freinent les mouvements de leurs adversaires comme de leurs alliés. Mieux vaudrait de ce point de vue - là-dessus tous les militaires qui se disputent Caen et sa région sont d'accord — que les populations se terrent sans bouger dans les maisons intactes ou en ruines.
1. AN, AJ 41/356.
2. AN, F 23/236.
3. AN, F 23/236.
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En revanche, d'un point de vue politique et psychologique, il était de la première importance de montrer l'efficacité des Français qui sortaient de l'ombre à gérer les conséquences des bombardements anglo-américains. Le 27 juin, le commissaire de la République, François Coulet, représentant du général de Gaulle, fait part au général Koenig d'une assez étrange proposition anglaise : évacuer la population caennaise en Grande-Bretagne ! 1.
Outre l'irréalisme de la proposition, il y va de la crédibilité des Français à administrer eux-mêmes leur patrie libérée. F. Coulet refuse cette solution mais indique néanmoins à l'autorité militaire qu'un départ volontaire de femmes et d'enfants faciliterait sa tâche. Trois semaines plus tard, la situation s'est aggravée. F. Coulet nomme alors un « délégué régional aux réfugiés » qui œuvre désormais en liaison étroite avec les Anglo-Américains 2. Ensemble, ils cherchent à évacuer ceux qui restent encore en ville, mais se heurtent à un refus des habitants, incités semblent- ils par la mairie et peut-être la préfecture à respecter la politique de dispersion prônée par le gouvernement 3. Les Français libres ont donc une position contradictoire, l'évacuation pouvant limiter les morts inutiles mais entraînant des difficultés insurmontables, même avec l'aide des Alliés.
Les services des Affaires civiles anglais, américains et canadiens ont joué un grand rôle dans l'organisation des secours, mettant à la disposition des réfugiés des moyens de transport, du personnel médical, des vivres, du matériel et des médicaments. Mais, à plusieurs reprises, les militaires anglais et américains ont refusé le passage de convois, prétextant, à tort ou à raison, que le remède serait pire que le mal, étant données les positions des troupes allemandes 4.
En fait, l'étendue des destructions dans le Calvados a dépassé les prévisions et bousculé les essais préventifs d'organisation du SIPEG comme du Secours national et des équipes d'urgence de la Croix-Rouge 5. Pourtant, les différentes autorités ont tenu à assumer leurs responsabilités et faire vivre la région caennaise sous les bombes.
1. AN, Fla/4005.
2. Ibid.
3. AN, Fla/4007.
4. AN, Fla/4005. Les positions des divers protagonistes ont été résumées ici de façon schématique. On a laissé de côté les tractations qui ont eu lieu tout au long de ces semaines difficiles entre les différents pouvoirs pour essayer de limiter les souffrances des civils, en particulier la fort intéressante Mission Lecornu dont on trouve trace dans les Documents Coulet (AN, Fla/4004 à 4008) et dans les mémoires de l'intéressé (Bernard Lecornu, Un préfet sous l'occupation allemande, Paris, France-Empire, 1984, p. 250 et suiv.).
5. AN, AJ 41/536, Note sur le SIPEG.
De l'(in)utilité des bombardements
De multiples pouvoirs se sont partagés la poche normande pendant l'été 1944, qui tous ont tenté d'administrer la survie malgré les ruines, s'efforçant de maintenir un semblant de vie urbaine. Ainsi, en dépit de toutes les difficultés, le courrier a été acheminé et distribué à leurs destinataires encore présents à leur adresse, les fonctionnaires ont été payés, les équipes de déblaiement ont été dirigées, le chômage même a été résorbé « par l'emploi de la main d'œuvre sans travail pour les déblaiements » 6. Chacun dans sa sphère d'autorité a essayé de pourvoir au ravitaillement : un jour, les troupes allemandes, sur sollicitation du préfet Cacaud, prêtent des camions pour les sacs de farine 7, alors qu'un mois plus tard, le 16 juillet, J. Lacombe aura le plus grand mal à obtenir des véhicules pour livrer les boulangeries auprès de J. Bichelonne, toujours ministre de la Production industrielle 8.
6. AN, F7/14904.
7. Ibid.
8. AN, F23/236.
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Si l'on suit les rapports des différentes instances, bien qu'elles notent elles-mêmes à plusieurs reprises l'enchevêtrement des pouvoirs et des sphères d'action, on peut dire que malgré les bombes « la vie administrative a continué dans le Calvados », selon les termes satisfaits du préfet, le 23 juin 1944. Certes, la vie administrative a continué. La vie aussi, puisque Caen, ville de 60 000 habitants environ à la veille de la guerre, malgré ses 6000 morts et ses quartiers rasés, a été reconstruite.
Sa destruction n'en pose pas moins un certain nombre de questions.
La première est d'ordre stratégique et militaire. La destruction par arrosage de zones entières était-elle nécessaire ? Après les débats alliés concernant ce mode de préparation et d'accompagnement du futur débarquement, le début des opérations a entraîné une réflexion sur le bombardement comme arme stratégique. Dans les états-majors, certains ont pu affirmer que si, du point de vue offensif, l'appui donné par des bombardements préalables était utile à très court terme, la situation s'inversait si l'ennemi résistait sans décrocher immédiatement. Car l'avance de l'infanterie serait gênée par les cratères, les entonnoirs et les amas de décombres. Du pont de vue défensif, les ruines offrent plus de facilités pour résister qu'une ville intacte. Elles favorisent les embuscades, les pièges et l'action meurtrière de tireurs isolés. Ces analyses, que les bombardements de Hambourg avaient déjà suscitées, ont été contemporaines de la destruction de Caen 1. Pourquoi ont-elles eu si peu d'influence ?
La seconde concerne les populations. Ni les habitants, ni les autorités ne savaient combien dureraient les combats. Pourquoi avoir négligé les évacuations ? On l'a vu, elles étaient à la fois souhaitées et redoutées par les uns et les autres. Les habitants semblent avoir été les moins versatiles en la matière. Pour environ un tiers d'entre eux, il était clair que par force, contrainte ou raison, le mieux était de rester dans la ville. Certains témoins disent encore aujourd'hui qu'il valait mieux être terrifié dans un lieu connu, où l'entraide était réelle et précieux le réconfort de la présence de proches, qu'errer sans informations ni certitude sur des chemins inconnus. D'autant que les rares nouvelles en provenance du reste du département n'étaient pas encourageantes. Pourquoi néanmoins n'y-a-t-il pas eu, malgré certains efforts, de politique globale d'évacuation ? Le bombardement du Havre, à l'automne suivant, reposera la question avec acuité.
Commentaire de Florestan:
La création par la défense passive caennaise de deux îlots sanitaires sur l'abbaye-aux-hommes (lycée Malherbe) et sur l'hôpital du Bon-Sauveur (rue caponière) pour accueillir quelque 8000 réfugiés caennais fuyant les bombardements sur le centre-ville a permis aux Caennais encore présents à Caen d'y rester: signalés aux aviateurs alliés par de grandes croix peintes avec du sang sur des draps de lit fixées sur les toits des bâtiments, ces îlots sanitaires ne furent pas bombardés par les Alliés et ce qui a permis de sauver littéralement la ville de Caen en lui évitant une destruction totale!
La troisième touche à l'ordre politique. On assiste, sur fond d'explosions et de lueurs d'incendies, à un ballet qui passe du cocasse au tragi-comique et le plus souvent au dramatique entre des autorités dont l'essentiel, pour affirmer et maintenir leur pouvoir, est de proclamer et faire reconnaître leur légitimité. Ainsi le marquis de Clermont-Tonnerre, bien que « vichyste », est-il confirmé, provisoirement, à la tête de la Croix-Rouge qui n'a pas démérité aux yeux des Français libres, tandis que, quelques jours auparavant, le président du Secours national du Calvados avait été suspendu de ses fonctions, l'organisation dont il était responsable s'appelant désormais Entr'aide française pour la libération 2. Les démêlés de l'ancien préfet de Châteaubriant et de Saint-Nazaire, Bernard Lecornu, avec François Coulet auxquels on a déjà fait allusion, et la passation des pouvoirs entre Cacaud, l'ancien préfet de Vichy, et Daure, nouvellement nommé par les gaullistes, en sont les exemples les moins dramatiques, car exempts de règlements de comptes sanglants 3. L'intensité des bombardements a-t-elle été proportionnelle aux enjeux politiques que connaissait la première région française libérée des troupes allemandes, et reconquise par un pouvoir encore incertain ?
1. Manfred Asendorf, art. cité, et Klaus von Beyme, Der Wïederaiifbau. Architektur und Städtebaupolitik in beiden deutschen Staaten, Munich, Piper, 1987, en particulier le chapitre 2.
2. AN, Fla/4005 et Fla/4004, arrêté n° 133, 13 juillet 1944.
3. Claude Lévy, • L'installation... -, art. cité, et A. Gosset, P. Leconte, Caen..., op. cit., p. 53 et suiv.
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Les Alliés ont-ils espéré que les Caennais se révolteraient contre le pouvoir de Vichy encore en place durant l'été et les aideraient ainsi à hâter le décrochage des troupes allemandes ? Bien qu'ils aient minimisé le renfort apporté par l'action armée de la Résistance intérieure, ont-ils pensé que les civils la rejoindraient plus facilement ?
À suivre leur profession de foi, les administrations, les résistants, tous se sont battus pour la population, pour sa liberté, pour sa sauvegarde, pour sa survie, pour sa dignité. Sans mettre aucunement en doute ces mobiles, on retire de l'histoire des bombardements de Caen l'impression que, glorifiés ou méprisés, les civils sont restés des empêcheurs de stratégie bien cadrée, n'ayant jamais eu les bons réflexes attendus par les théoriciens de la guerre.
Aux yeux des militaires, les civils ne pourraient-ils pas être autre chose que des pékins apeurés, misérable troupeau vulnérable aux bombes de haute portée ?
Membre du comité de rédaction de Vingtième siècle. Revue d'histoire, Daniele Voldman, spécialiste de l'histoire politique et sociale des villes et des problèmes de reconstruction, a fait paraître sous sa direction le numéro 21 des Cahiers de l'IHTP (novembre 1992) consacré à « La recherche historique et les sources orales ».