Trafic de conteneurs du GPM du Havre : la possibilité d'un transit par le passage arctique l'affecterait-il ?
" Premier port nord-européen touché à l’import et le dernier à l’export, port non congestionné, en eaux profondes, relié à 600 ports, accueillant 50 armements et proposant 3300 offres commerciales hebdomadaires… Hervé Cornède, directeur commercial et marketing pour Haropa, aime énumérer les performances du Havre ... " (L'Antenne, lundi 28 novembre 2016)
Il y a quelques semaines, un média numérique a repris un thème déjà évoqué au cours des dernières années :
La route maritime du Nord, ouverte de plus en plus tôt, aiguise tous les appétits
Slate - David Pargamin — 2 juillet 2020 à 7h47
En Arctique, la fonte des glaces pourrait permettre à la marine commerciale d'emprunter le passage du Nord-Est toute l'année d'ici à 2035. Un enjeu stratégique pour les Russes.
Un navire de la société russe Rosatomflot le 19 mai 2018 dans le port de Mourmansk. | Alexander Nemenov / AFP
En ce mois de juin, le thermomètre a une nouvelle fois battu des records en Russie. La Sibérie a enregistré des températures de 38°C au nord du cercle polaire, dans la petite ville de Verkhoïansk. Pour la première fois, la route maritime du Nord (RMN), qui relie le port de Mourmansk au détroit de Béring par les côtes sibériennes, a pu ouvrir à la navigation avec deux mois d'avance. Depuis le 15 mai, il est désormais possible aux navires commerciaux d'emprunter cette route sans crainte d'être pris par les glaces. Une bonne nouvelle ? Pas si sûr.
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La banquise ne fait plus bloc contre le passage du Nord-Est
Pour les Russes, la fonte de la banquise ouvre des possibilités inespérées. Le 18 mai, le Christophe-de-Margerie, battant pavillon chypriote, quittait les eaux du port de Sabetta, en Sibérie, les citernes gonflées de gaz naturel liquéfié (GNL). Le navire a pris la mer en direction de Yangkou, en Chine, à plus de 15 000 kilomètres de là, cap vers la mer de Béring. Avec ses trois propulseurs et sa coque renforcée faite pour briser la glace, le méthanier est l'un des rares navires commerciaux à pouvoir naviguer dans les eaux sibériennes en cette saison. Son arrivée, prévue au mois d'août, aura été la première traversée d'ouest en est de l'année.
Comme lui, une vingtaine de navires empruntent chaque année le passage du Nord-Est entre juillet et décembre. Les Russes souhaiteraient ouvrir cette route au commerce toute l'année d'ici à 2035. Dans quatre ans, le ministère russe des Transports espère faire monter à 80 millions de tonnes le nombre de marchandises sur la RMN, contre 10,05 millions à l'heure actuelle. La route du Nord – ou Sevmorput' enrusse – permet, en effet, de raccourcir de quinze jours le trajet vers l'Asie. Elle présente un intérêt stratégique pour éviter le détroit de Gibraltar, au sud, et rejoindre le Pacifique en moins de trois semaines.
Jusqu'à présent, la banquise a toujours été le principal obstacle au développement de la région. D'ailleurs, bien des scientifiques russes s'y sont cassé les dents. Sans jamais renoncer, toutefois, aux scénarios les plus fous en la matière. En 1962, le très sérieux climatologue soviétique Mikhaïl Boudko proposait ainsi de répandre les déchets de l'industrie du caoutchouc sur la banquise afin d'accélérer la fonte des glaces et mieux faire absorber les rayons du soleil…
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Le pré carré des brise-glaces russes
À l'heure actuelle, les brise-glaces russes sont les seuls à pouvoir franchir les eaux de Sibérie en période hivernale. Les compagnies Rosatomflot et Sovcomflot possèdent à elles seules une quarantaine de brise-glaces, dont une dizaine à propulsion nucléaire. Des monstres capables d'éventrer la banquise sur plus de 30 mètres de long et d'y créer un passage pour d'autres navires, comme des tankers, ou des méthaniers. « À l'heure actuelle, la Russie possède deux fois plus de brise-glaces que tous les pays du monde réunis », souligne le chercheur Mikaa Mered, auteur des Mondes Polaires. « Or plus ces eaux se réchauffent, plus les autres pays peuvent s'immiscer dans la région. » « Avec des anomalies de température de plus de 7 degrés relevées en Arctique, la route du Nord pourrait rester ouverte pendant huit mois de l'année, ce qui est sans précédent. »
Les autorités russes semblent avoir moyennement apprécié, par exemple, qu'un « navire de soutien de la marine française ait passé la mer du Nord sans avertissement », relève le quotidien russe Izvestia. En septembre 2018, un bâtiment de soutien de la marine nationale, le BSAH (bâtiment de soutien et d'assistance hauturier) Rhône, a réussi à traverser la route sans l'assistance des Russes, et par ses propres moyens, sous les ordres du capitaine Philippe Guéna. « Dès le départ, notre objectif était bien de franchir le passage du Nord-Est », insiste-t-il. « Mais il faut savoir que les autorités russes avaient été informées de notre intention. »
« À l'heure actuelle, la Russie possède deux fois plus de brise-glaces que tous les pays du monde réunis. »
Mikaa Mered, auteur des « Mondes Polaires »
« Lors de notre traversée, nous avons rencontré des unités russes et leur réaction a été professionnelle, conforme à celle que nous pouvons avoir nous-mêmes avec les navires russes qui naviguent au large de nos propres côtes », poursuit le commandant Guéna. « Le véritable danger était la collision avec un growler, ou bourguignon, car ces blocs de glace sont très difficiles à repérer. » Le soleil ne se couchant presque jamais en septembre, l'équipage observe la mer depuis les passerelles, pour y trouver la trace de cette glace dure issue de la dislocation des glaciers.
Depuis cette aventure, les Russes imposent à tous les navires de déclarer leur passage quarante-cinq jours à l'avance, ainsi que l'identité des personnes à bord et la raison de leur déplacement. Sans oublier d'embarquer un expert en glace russe au long de la traversée. Simples mesures de sécurité, répond Moscou, à qui invoquerait la convention de Montego Bay et la liberté de navigation. L'administration russe aurait délivré près de 800 autorisations. À des pavillons russes, pour l'essentiel. La Russie considère la route maritime du nord comme faisant partie de ces eaux territoriales, car elle est située à moins de 200 miles (370 kilomètres) de ses côtes.
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Une route qui aiguise les appétits
« On sent qu'il y a un appétit pour utiliser cette route du Nord », remarque Frédéric Hannon, architecte naval chez Total, qui a participé à la conception du Christophe-de-Margerie. Le méthanier fait partie d'une flotte de quinze bateaux, livrés à l'industriel russe Novatek, et conçus pour parcourir la route du Nord à la belle saison. « Avant cette commande », se félicite l'ingénieur, « on n'avait encore jamais imaginé fabriquer des navires commerciaux pour naviguer sur de fines couches de glace. »
Comme d'autres groupes étrangers, Total s'est déjà associé à trois projets dans la péninsule de Yamal, et celle toute proche de Gydan. La compagnie souhaite tirer profit des ressources en gaz naturel de la région. Les Français ne sont pas les seuls à convoiter le passage du Nord-Est. Les Chinois ont déjà fait connaître leur intention de tracer au nord une « Nouvelle route de la Soie polaire ». Ainsi, l'Asie pourrait devenir la principale destination du gaz russe dès les prochaines années. Un marché dans lequel la Russie reste bien en arrière par rapport à ses concurrents australiens, égyptiens et qataris.
Mais un autre obstacle se dresse sur la route du Nord. Naturel, celui-là. C'est le coût écologique que pourrait représenter l'ouverture du trafic dans cette région. La navigation en Arctique pourrait accélérer le réchauffement de la Sibérie. Avec des conséquences inattendues, telles que la fonte du permafrost, cette terre gelée sur laquelle de nombreuses villes ont été construites pendant l'ère soviétique. Environ 20% des infrastructures et 50% des habitations de ces zones seront menacées d'ici à 2050, prévient le géographe Dmitriy Streleskiy dans une publication américaine.
Encore récemment, le 29 mai dernier, un réservoir de la société Nourilsk Nickel s'est effondré, relâchant des litres de diesels dans la rivière Ambarnaïa, provoquant l'un des pires accidents industriels en Sibérie depuis la catastrophe d'Usinsk en1994. Face à de tels enjeux, la réouverture de la RMN semble une bien maigre consolation. Toujours selon le géographe, la fonte du permafrost pourrait coûter à la Russie jusqu'à 250 milliards de dollars. Les scientifiques de l'université Lomonossov, de leur côté, évaluent à près de 8,5% du PIB les conséquences provoquées par le dégel du permafrost.
Bon an, mal an, la Russie a peut-être intérêt à ne pas voir fondre trop vite son paradis blanc.
Si on se réfère à un document antérieur d'une dizaine d'années à l'article paru dans Slate, le ton est loin d'être à l'optimisme en matière de transit de porte-conteneurs :
https://www.cairn.info/revue-critique-internationale-2010-4-page-131.htm
Géopolitiques arctiques : pétrole et routes maritimes au cœur des rivalités régionales ?
Dans Critique internationale 2010/4 (n° 49), pages 131 à 156
Extrait :
" .../...
L’ouverture potentielle des Passages : vers une future autoroute maritime arctique ?
Parce qu’elles alimentent de nombreux scénarios, tant sur le rythme de la fonte des glaces que sur la possibilité de tirer parti d’itinéraires potentiels nettement plus courts entre l’Europe et l’Asie, les manifestations actuelles du changement climatique expliquent pourquoi les gouvernements, les médias et l’opinion publique se sont de nouveau vivement intéressés aux Passages arctiques. Or ces routes maritimes sont-elles toujours plus courtes ? Et surtout sont-elles facilement praticables ?
Tableau 1
Distances entre quelques ports de l’hémisphère Nord, en transitant par Panama, Suez et Malacca ou les Passages arctiques (aucun obstacle politique à la navigation n’est considéré)
* Passage du Nord-Ouest par le détroit de McClure
** Passage du Nord-Est par les détroits de Kara, Vilkitski, Sannikov et Long
En gris foncé : distance la plus courte ; en gris clair : moins de 15 % de différence
Apparemment, le port du Havre n'est pas concerné...
De nos calculs [24], il ressort que si la route par le Passage du Nord-Est est souvent plus courte que par celui du Nord-Ouest, la route par Suez est souvent plus courte pour les ports méditerranéens vers l’Asie et la route par Panama souvent plus courte pour les trajets entre l’Europe du Sud et la côte occidentale des États-Unis. Plus le couple origine-destination se trouve au Nord (par exemple, Rotterdam-Yokohama), plus l’avantage des itinéraires arctiques est manifeste ; en revanche, plus il est méridional (par exemple, Lisbonne-Singapour), moins les itinéraires arctiques présentent de gains de distance significatifs. Rotterdam-Yokohama est ainsi plus court par l’Arctique, mais Rotterdam-Singapour est plus court par Suez.
Par ailleurs, si le fait d’emprunter un Passage permet de réduire la distance parcourue, de nombreux éléments doivent être pris en compte avant de conclure à l’imminence de l’accroissement du trafic dans cette région. Tout d’abord, aucun modèle ne prévoit la disparition totale de la banquise : si elle se fragmente en été, elle se reformera toujours en hiver, et les conditions de cette saison dans l’Arctique (nuit permanente, vents violents, froid intense de - 40 °C courant, voire plus), de même que les épais bancs de brouillard en été, ne sont pas près de disparaître [25]. Ensuite, si une tendance réelle au déclin de la banquise estivale se dessine et s’il est donc tout à fait possible d’envisager des étés libres de glaces à moyen terme, il est encore impossible de prédire de façon efficace à quelle date les détroits se libèreront au printemps et regèleront en automne et, a fortiori, de préciser la géographie de cette fonte printanière, qui plus est variable d’une année à l’autre. Cette incertitude rend délicate toute tentative de planification du recours aux routes arctiques.
Il peut par ailleurs y avoir des glaces dérivantes, poussées par les vents et les courants, qui bloqueront tel ou tel détroit ou forceront un navire à ralentir considérablement son allure : le transit pourrait alors se révéler plus long que ne le laissait supposer la réduction des distances, voire impliquer des retards qui se traduiront par des pénalités financières [26] et, surtout, par un déficit de fiabilité auprès des clients, très dommageable dans une industrie aussi concurrentielle. Les vents et les courants poussent l’une contre l’autre les plaques de glace et donnent naissance à des crêtes de compression. Ces accumulations de glace parfois impressionnantes constituent de véritables murailles très difficiles à franchir même avec un brise-glace [27]. Il existe également des blocs dérivants de glace pluriannuelle, qui, même petits, peuvent constituer des dangers majeurs : le growler, par exemple, appelé aussi bourguignon, est un petit bloc de glace pluriannuelle, extrêmement dure et translucide, d’un mètre de côté, parfois caché dans une mince couche de glace récente, qui pèse près d’une tonne et surnage à peine au-dessus de la surface de l’eau, ce qui rend sa détection radar très aléatoire, voire impossible : il faut une détection visuelle. En novembre 2007, le navire de tourisme MS Explorer, pourtant à coque renforcée, a heurté un growler et a coulé dans les eaux antarctiques. Il faut donc réduire l’allure pour éviter les risques de collision dangereuse, et ce d’autant plus que la taille du navire réduit ses capacités de manœuvre : un très gros navire éprouvera des difficultés à louvoyer entre des blocs de glace dans des voies étroites encombrées de récifs [28]. Même les brise-glace naviguent à vitesse réduite (7 à 10 nœuds) dans les mers partiellement englacées. Là encore, l’avantage en termes de réduction des distances ne signifie pas nécessairement réduction du temps de transit quand on emprunte les Passages arctiques.
Les archipels arctiques, en particulier l’archipel canadien, connaissent non seulement des courants parfois très forts mais aussi de fortes marées. Or les cartes marines et les tables des marées ne sont pas toujours très précises, en particulier dès que l’on s’éloigne un tant soit peu du chenal traditionnel. Le 22 octobre 2006, le brise-glace canadien Amundsen avait prévu, en s’engageant dans le détroit de Bellot, de faire face à un courant de marée : une fois sur place, le commandant s’est rendu compte que le courant allait dans l’autre sens [29] !
La faible profondeur des détroits de la route méridionale du Passage du Nord-Ouest (13 m au détroit Union) comme du Passage du Nord-Est (6,7 m au détroit de Dmitri Laptev, 13 m au détroit de Sannikov) impose de recourir à des cargos de taille réduite, à tirant d’eau modéré. Les porte-conteneurs de 9000 EVP [30] ou plus ont un tirant d’eau de 15 m et ne peuvent donc passer par ces itinéraires. En 2007, un politologue canadien a suggéré que les navires commerciaux vident leurs ballasts pour pouvoir franchir ces obstacles, ce à quoi Robert Conachey, cadre de l’agence de certification American Bureau of Shipping, a répondu que « ce serait une chose très stupide », à cause de l’instabilité importante qui en résulterait pour le navire, ce que confirme Tom Paterson, de la compagnie maritime Fednav [31]. De plus, compte tenu des contraintes de leur architecture navale, les gros navires porte-conteneurs et rouliers voient leur instabilité augmenter avec leur taille : le 8 mars 2007, un porte-conteneurs italien a ainsi chaviré pendant le chargement au port d’Anvers [32], et le 25 juillet 2006, un navire roulier japonais a basculé sur le flanc pendant une opération d’ajustement des ballasts au large des Aléoutiennes [33]. De toute façon, un navire chargé à pleine capacité a très peu d’eau dans ses ballasts et ne dispose pas vraiment de cette marge de manœuvre [34].
Certes, les chenaux beaucoup plus profonds des détroits de McClure ou du Prince de Galles dans le Passage du Nord-Ouest ou au Nord des archipels arctiques russes pourraient permettre le transit de gros navires, mais la question se pose alors de savoir avec quelle régularité ces détroits accessibles à la navigation pour la première fois fin août 2007 se libèreront de leurs glaces, et comment les blocs de la banquise pluriannuelle à l’Ouest dériveront lorsqu’elle se désagrégera. Ces blocs seront-ils poussés dans l’archipel arctique par les courants du gyre de Beaufort ou demeureront-ils dans l’océan Arctique ? Rappelons que des navires à tirant d’eau de 18,3 m pourront passer par le canal de Panama lorsque les travaux seront achevés en 2014, et que le canal de Suez permettra le passage de superpétroliers à tirant d’eau de 20,1 m en 2010.
La fonte progressive de l’inlandsis du Groenland, qui semble amorcée, et celle des glaciers qui s’écoulent vers la mer, vont entraîner un fort accroissement du nombre d’icebergs dérivants dans la baie de Baffin, sur les approches orientales du Passage du Nord-Ouest. Si elles sont détectables, ces montagnes de glace imposent une allure réduite et exigent une grande rigueur de la part des navigateurs : de nos jours encore, des collisions surviennent parfois [35]. Les icebergs peuvent en outre être accompagnés de growlers, d’où la pratique courante de réduire la vitesse à proximité d’icebergs même en cas d’excellente visibilité. Cette difficulté est moindre au Nord de la Sibérie, où l’on trouve peu de glaciers qui vêlent des icebergs dans l’océan. La navigation dans la mer du Labrador est rude. Aux changements de saison, la zone de transition entre la mer libre et la mer gelée est très dangereuse, car les blocs de glace s’y déplacent autant que les navires. Les vagues peuvent projeter contre ces derniers de gros blocs et provoquer des dégâts importants [36].
Investir dans des navires à coque renforcée suppose de lourds investissements qui doivent permettre un amortissement rapide, sous peine d’une lourde perte de rentabilité. De plus, ces navires, sans bulbe de proue et de coque profilée, et dont la coque renforcée est plus lourde, sont moins hydrodynamiques et consomment plus de carburant, ce qui rend leur exploitation sur des routes autres que les routes arctiques plus coûteuse [37]. De fait, leur achat suppose un projet d’exploitation régulière dans les eaux arctiques : il faut donc que la compagnie maritime soit relativement certaine de pouvoir exploiter le navire dans ces régions.
Il faut également un équipage expérimenté (forts courants de marée, hauts-fonds dans l’archipel arctique) et des équipements spécifiques, si l’on veut naviguer sans escorte de brise-glace : projecteurs nocturnes pour la détection visuelle des blocs de glace, radar puissant, hélicoptère embarqué pour la reconnaissance préalable des détroits, double hélice pour réduire le risque de se trouver immobilisé en cas d’avarie, machinerie adaptée aux grands froids. Il faut aussi un navire équipé pour protéger la marchandise du froid intense, avec des conteneurs climatisés [38]. Les brouillards et le givre sont fréquents dans l’Arctique. L’accumulation de glace sur le pont et les superstructures peut atteindre plusieurs centimètres, il faut parfois recourir à de petits bulldozers pour éliminer une couche de glace dont le poids contribue à déséquilibrer le bateau et à endommager des équipements comme les antennes et les radars. Contre le givre, il faut installer des équipements de dégivrage, réduire la vitesse et changer de cap afin de diminuer les retombées d’embruns givrants sur le bâtiment [39].
Ces risques à la navigation conduisent les compagnies d’assurances à demander des primes nettement plus élevées pour les voyages en régions arctiques. Pour la desserte du port de Churchill, en zone subarctique dans la baie d’Hudson, la surprime est de 15 % chez la Lloyd’s [40]. Enfin, outre le risque de collision, que se passe-t-il lorsqu’un bris mécanique ou une avarie survient dans l’Arctique, loin de tout port ? De ce point de vue, l’Arctique russe est mieux à même d’accueillir le trafic potentiel car une série de petits ports longent la côte sibérienne, alors que dans l’Arctique canadien, on ne trouve aucun port avec quai entre Voisey’s Bay (Labrador) et Nome (Alaska) [41], soit sur plus de 5000 km. Bon nombre d’assureurs refusent de couvrir des navires ordinaires qui voudraient s’aventurer dans les eaux arctiques, au motif que le transit dans ces régions exige de recourir à des navires à coque renforcée, même en été [42].
De tous ces éléments, il ressort que la navigation organisée et régulière en hiver dans l’Arctique, canadien en particulier, n’est décidément pas pour demain [43]. Les conditions hivernales invalident les affirmations de certains observateurs qui estiment que la navigation à l’année longue avec des navires ordinaires pourrait être organisée à brève échéance dans les Passages arctiques, moyennant l’organisation de convois escortés de brise-glace ou composés de navires à coque renforcée. Leur raisonnement est le suivant : puisque la navigation se fait dans la voie maritime du Saint-Laurent jusqu’à Montréal en hiver, alors, comme la glace pluriannuelle arctique est en train de disparaître, la glace de l’Arctique sera elle aussi bientôt de la glace de première année qu’il sera plus facile de franchir. Or, si certaines entreprises misent sur des cargos à coque puissamment renforcée pour naviguer toute l’année dans l’Arctique, comme Baffinland Iron avec Fednav pour la mine de fer de Mary River (île de Baffin), il faut se rappeler que les Russes, qui ont pu développer des convois toute l’année entre Mourmansk et Norilsk, disposent déjà d’une flotte de brise-glace autrement plus développée que celle du Canada ; que nombre de leurs cargos sont déjà à coque renforcée et que la glace de première année dans l’Arctique est plus épaisse que celle du Saint-Laurent en hiver (1,5 m à 2 m, parfois 2,50 m, contre 90 cm à 1 m maximum) [44]. De plus, les crêtes de compression qui se développent au printemps dans l’Arctique n’ont pas d’équivalent dans le golfe du Saint-Laurent.
Remarque corollaire, les navires à coque renforcée coûtent plus cher à construire et à exploiter, puisque leur hydrodynamisme est moindre que pour les coques classiques. Commander un navire de classe de glace, 1A Super par exemple, qui servirait en été dans l’Arctique et en hiver dans des contrées plus clémentes, est certes possible mais induit des coûts supplémentaires pour son exploitation en hiver. Investir dans un navire à coque renforcée implique donc d’avoir un plan d’exploitation rigoureux de son exploitation qui tienne compte de cette contrainte. Les navires à double action ne souffrent pas de cette restriction, puisque leur proue reste classique, avec bulbe, mais ce sont des navires coûteux.
Une enquête menée de février 2008 à juin 2009 par notre équipe de recherche auprès de 121 transporteurs maritimes de l’hémisphère Nord permet de mesurer l’intérêt réel de ces compagnies pour les Passages arctiques, au moment du sondage.
Tableau 2
Ventilation des réponses (N 83) obtenues à la question : « Envisagez-vous de développer vos activités dans l’Arctique ? »[45]
* Les entreprises de conteneurs qui ont répondu représentent 75,23 % des parts de marché du transport mondial
Les compagnies maritimes de conteneurs semblent très peu intéressées par un transit par le Passage du Nord-Ouest ou par celui du Nord-Est. Les autres segments présentent un portrait plus nuancé, plutôt négatif envers les routes arctiques mais qui laisse ouverte la possibilité d’y investir.
Parmi les 15 entreprises qui sont intéressées par l’Arctique, 7 y sont déjà présentes depuis plusieurs années et n’envisagent donc qu’une expansion de leurs activités ; 8 envisagent l’Arctique pour la desserte locale des communautés ou pour l’exploitation des ressources naturelles ; 7 seulement s’intéressent aux possibilités de transit.
Plusieurs compagnies penchent plutôt pour le Passage du Nord-Est, en raison de la présence d’infrastructures portuaires et d’escortes de brise-glace en cas de besoin. Quant aux coûts de péage très élevés imposés par la Russie [46], une entreprise allemande, Beluga, dont les navires ont testé la faisabilité du transit en 2008 et 2009 [47], a confié être en pourparlers avec Moscou [48], signe que les Russes accepteraient peut-être une baisse des prix pour stimuler l’intérêt des transporteurs maritimes.
Les entreprises intéressées par l’Arctique font valoir le potentiel d’économie en coût de carburant qu’une route plus courte permettrait d’obtenir. Cependant, la plupart d’entre elles ne fonctionnent pas en juste à temps et n’ont donc pas d’horaires à respecter : le bénéfice potentiel d’une route plus courte mais à la fiabilité incertaine est plus facile à concrétiser dans ces conditions. Les entreprises déjà présentes dans l’Arctique entendent bien développer les occasions d’affaires que permet d’envisager une saison de navigation plus longue, mais elles sont dans l’Arctique pour la desserte des mines et des communautés locales, pas pour le trafic de transit.
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Commentaires :
Si être " le premier port nord-européen touché à l'import et le dernier à l'export " constitue un avantage pour le port du Havre, ça concerne surtout, en fait, des conteneurs en transbordement, c'est-à-dire ceux qui sont déchargés puis chargés au Havre, vers ou en provenance d'autres ports non desservis par les lignes transocéaniques...
Apparemment, la position du port du Havre n'est pas suffisamment septentrionale pour que le passage par une voie arctique constitue une option et, nous venons de le lire, cette option, même pour des ports plus septentrionaux, présente apparemment très peu d'intérêt pour les compagnies maritimes de conteneurs...