Jean-Paul LACAZE: l'expérience difficile des villes nouvelles dans la vallée de la Seine normande (1960/1970)
Alors que l'urbaniste Antoine Grumbach fait, à nouveau, son rêve fumeux de nous englober dans la région parisienne, il nous est paru judicieux de redescendre sur le plancher des vaches normandes en faisant plus concrètement l'histoire de la création, plutôt difficile, de la seule ville nouvelle à l'Ouest de Mantes-la-Jolie, à savoir Le Vaudreuil qui va devenir l'actuelle Val-de-Reuil: objet de nombreux enjeux politiciens, pomme de discorde entre Rouennais (Lecanuet) et élus de l'Eure, sur fond de querelle générale autour de la réunification de la Normandie qui a fait rage de 1969 à 1976, la ville nouvelle aura bien du mal à sortir de terre...
https://www.persee.fr/doc/etnor_0014-2158_2004_num_53_2_1543
Le témoignage d'un père fondateur
Interview de Jean-Paul Lacaze par Loïc Vadelorge
Etudes Normandes n° 2, année 2004, pp. 19-32
Ce texte reprend les extraits les plus significatifs d'un entretien, effectué au domicile de Jean-Paul Lacaze, le 9 janvier 2004 par Loïc Vadelorge. La transcription de cet entretien, l'appareil critique sont de Loïc Vadelorge. Ce texte a été relu et corrigé par Jean-Paul Lacaze. Né en 1930 à Cahors, Jean-Paul Lacaze effectue ses études à Paris, au lycée Carnot puis à l'Ecole Polytechnique.
Grand commis de l'Etat, sa carrière l'associe à bon nombre de projets d'aménagement du territoire. On le trouve en effet successivement, ingénieur des Ponts et Chaussées dans le département de la Seine (1954-1965), directeur de l'Organisme régional d'études et d'aménagement de la Basse vallée de la Seine (1965-1969), directeur général de l'Etablissement public du Vaudreuil (1969-1976), secrétaire général de la Mission interministérielle pour l'aménagement touristique de la côte du Languedoc-Roussillon (1976-1979), directeur général de l'Etablissement public de l'aménagement de la Défense (1979-1984) et directeur général de l'Agence nationale pour l'amélioration de l'habitat (1984-1992). De 1969 à 1985, il est de surcroît professeur d'urbanisme à l'Ecole nationale des Ponts et Chaussées et auteur de bons nombres d'ouvrages de référence sur la planification, l'urbanisme ou le logement.
LV : Pouvez-vous nous expliquer ce qui vous a conduit, en 1965, à quitter le département de la Seine où vous aviez été nommé en 1960, pour rejoindre la Mission d'Etudes de la Basse-Seine ?
JPL :
J'ai décidé de quitter la Seine quand le découpage de ce département a été engagé. J'ai eu peur que, pendant trois ans, les services de l'Etat ne fassent que de la paperasse, des dossiers de transfert... ce qui ne m'intéressait pas.
En 1960, j'avais été chargé des liaisons entre le service des Ponts de la Seine et l'Institut d'Aménagement et d'Urbanisme de la Région parisienne 2 (IAURP), notamment sur la question des transports. Je rencontre alors Delouvrier, Millier, Lagneau et ma première initiation à l'urbanisme se fera en discutant avec les architectes de l’IAURP que je rencontre une fois par semaine et à qui je donne des informations sur les projets en cours. Un travail en commun s'établit assez vite, qui me permet de m'acculturer à l'urbanisme et me donne envie de continuer dans cette direction. Quand on annonce le grand chambardement administratif, je vais trouver le chargé de mission qui s'occupe de préparer les nouvelles affectations à la direction du Personnel du ministère -c'est un de mes camarades de promotion de l'X et de l'Ecole nationale des Ponts, Pierre Delaporte -qui me dit : « écoute Jean-Paul, il y a un coup qui se monte et qui a l'air intéressant ». Il faut savoir que précédemment Pierre Delaporte était en service en Haute-Normandie, avec un poste à mi-temps au port de Dieppe et à mi-temps en mission régionale, donc auprès du préfet Pierre Chaussade.
2 Créé vers 1960, c'est-à dire avant l'arrivée de Paul Delouvrier, l'Institut d'Urbanisme et d'Aménagement de la région parisienne est un organisme d'études et de prospectives, mis à la disposition du District de la région parisienne et dirigé comme lui par Paul Delouvrier. De l’IAURP sortiront non seulement le fameux Schéma directeur d'aménagement de la région parisienne (1965) et les villes nouvelles, mais aussi bon nombre des futurs responsables des missions d'études et des établissements publics d'aménagement.
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Delaporte me dit : « la publication du fameux Schéma directeur de la région parisienne a fait beaucoup de bruit en Normandie et Chaussade joue très bien le coup. L 'IAURP est allé faire une offre de service là-bas et il les a envoyés sur les roses et puis il est allé faire la tournée des ministres ; il a obtenu qu'on crée un organisme à Rouen pour étudier la suite du Schéma ». Ce sera la Mission d'Etudes Basse-Seine, une équipe pluridisciplinaire composée de fonctionnaires et de contractuels, mise à la disposition du préfet de région pour faire une étude, uniquement une étude. Voilà vraiment le point de départ et comme il y a trois ministères concernés, Urbanisme, Travaux Publics et DATAR, il est décidé que chacun désigne un membre pour la mission. Ce sera Getti pour la Construction, moi-même comme chef d'équipe et Gérard Thurnauer, ami personnel de Serge Antoine pour la DATAR. Serge Antoine est un créatif bourré d'idées, c'est lui qui plus tard va introduire en France la préoccupation de l'environnement et nous suggérer le thème de la ville pilote pour la prévention des nuisances avec une coopération scientifique France-USA à la clef.
LV : En arrivant en Haute-Normandie, avez-vous eu conscience qu'il s'agissait d'une région pilote 3, tant dans le domaine de l'aménagement que de la décentralisation ?
3 Le décret du 20 juillet 1963 lance en Haute-Normandie et en Bourgogne, deux expériences pilotes de « décentralisation ». Il s'agit d'aménager les services de l'Etat dans des circonscriptions d'action régionale, sous l'autorité d'un préfet coordonnateur.
JPL :
Tout ceci est complètement lié. Chaussade était le meilleur préfet de France à l'époque, très grand Monsieur, directeur de cabinet à Matignon pendant des années. Extrêmement calme, réservé, il quittait son bureau tous les jours à cinq heures, et emportait les gros dossiers. Le lendemain à huit heures et demie, le téléphone sonnait : « Dites-moi Lacaze pour tel rapport, moi je le verrais un peu autrement », et il avait toujours raison. Et il avait été chargé par Debré, qui était premier ministre à l'époque, d'une mission de réflexion et de préfiguration de la réforme régionale qui va échouer avec le référendum de 1969. Donc la Haute-Normandie est région pilote. Une des raisons, c'est qu'elle a une très bonne réputation dans l'administration française comme la région la plus disciplinée. L'administration s'occupe de tout, les élus suivent. En plus Chaussade était extraordinaire, il avait tous les élus dans sa poche, qui venaient le voir pour lui demander conseil. Un grand sage, mais du coup, en ayant localement une stature qui l'identifiait assez fortement à cette future région. Il était un peu ce qu'a été Delouvrier pour l'Ile-de-France. Quand Delouvrier est parti en 1969, on a été très inquiet pour les villes nouvelles, mais les nouveaux élus régionaux ont dit aussitôt : « c'est un enjeu formidable pour nous Ile-de-France », et ils ont assumé le relais. Mais par contre les choses ne vont pas se passer ainsi en Haute-Normandie.
LV : Compte tenu de l'importance nationale des enjeux qui président à la création de la Mission d'études Basse-Seine, n'y avait-il pas une ambivalence entre les centres de décisions parisiens (District de la région parisienne et surtout IAURP) et les instances haut-normandes ? Le dossier est-il géré à Paris ou à Rouen ?
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Périmètre administratif de la ville nouvelle (F. Le Louarn, Le Vaudreuil, ville nouvelle, 1983) et Schéma d'organisation du site, prévoyant le germe de ville (Une ville pilote, 1973, p. 90)
JPL :
Il est complètement géré à Rouen ! Chaussade est un homme qui va tout de suite à l'essentiel. Il nous a invité à déjeuner à Bois-Guillaume, Thurnauer, Getti et moi, et nous a posé une seule question : « êtes-vous décidé à vous installer à Rouen ? ». Ce qu'il voulait, c'est que la réflexion soit menée sur place. Les Normands avaient de quoi être inquiets à voir les schémas esquissés par le ministère de l'Urbanisme et par la DATAR avant la création de la MEBS. L'expansion de l'agglomération parisienne débordant dans la Basse-Seine, -une étude y prévoyait 5 millions d'habitants -c'était un peu comme les invasions vikings à l'envers.
Nous avons insisté pour que nos études aient une grande publicité. Et nous avons organisé une vaste consultation avec des bilans réguliers. [...] Il n'y avait qu'une seule chose dont on était sûr, c'est que l'urbanisme de la période précédente était obsolète, qu'il était inadapté. Une ville nouvelle était encore considérée comme un projet dont on dessine un plan détaillé avant de la construire, une démarche « en marches d'escaliers », il y a un avant et un après, et on ne s'occupe pas du comment. Et c'est là où l'apport intellectuel de Delouvrier est absolument décisif. Le projet de Schéma directeur de 1965 est un texte fondateur, à l'échelle mondiale ! C'est la première fois au monde, qu'on va dire ceci : faire de l'urbanisme ne se résume pas à dessiner des plans -il ne donne aucune définition précise des villes nouvelles -mais un exercice de prospective pour identifier des problèmes, rendre compte des dynamiques économiques et sociales qui sont derrière et proposer des démarches d'étude et d'action pragmatiques et évolutives.
C'est pour cela qu'on a créé l'Agence foncière et technique de la région parisienne 4, que nous avons copiée en fondant l'Etablissement public de la Basse-Seine. Il y a aussi une anecdote qui m'est revenue en mémoire, en préparant cet entretien. Avant d'accepter le poste de directeur de la MEBS, j'avais interrogé Pierre Delaporte en lui disant : « Il y a quelque chose de bizarre dans ce poste. Il s'agit d'aller faire un schéma régional d 'aménagement, mais ça n'existe pas dans le code de l 'urbanisme ! Et il n'y a donc pas de support juridique ». Il a éclaté de rire et m'a dit : «Ce sera à toi de te démerder, mais la seule chose sûre c'est qu'on en fera un ». Tout le monde est conscient qu'on n'a pas les outils d'urbanisme adaptés à une période de très forte croissance -c'est le point de départ de Delouvrier 5 -et qu'il faut innover.
4 L'Agence foncière et technique de la région parisienne (AFTRP) est créée en 1962. Elle se chargera de préempter des terrains, en utilisant la loi sur les zones d'aménagement différé (ZAD), terrains qui permettront la réalisation des cinq villes nouvelles de la région parisienne.
5 Jusqu'au Livre blanc sur la région parisienne (1963), l'idéologie d'aménagement dominante était qu'il fallait contenir au maximum l'expansion démographique en Ile-de-France. Paul Delouvrier et les équipes de l'IAURP, en réalisant des projections démographiques jusqu'à l'an 2000, expliquent aux responsables politiques qu'il est nécessaire d'abandonner la doctrine de la décentralisation et d'encadrer un développement inévitable de l'urbanisation dans la région parisienne. Cette révolution copernicienne de l'urbanisme francilien est le point de départ des villes nouvelles.
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Chaussade va adopter tout de suite cette idée de schéma régional, car c'était un moyen de consolider l'esprit régional, de montrer que les deux départements ont des choses à faire ensemble, alors que les élus de l'Eure ont toujours été en arrière de la main vis-à-vis de ceux de la Seine-Maritime. Quelqu'un va jouer un rôle important là, c'est Du Pouget, un industriel d'Evreux, président de la CODER, qui préfigure le Conseil économique et social des régions d'aujourd'hui. Delouvrier aussi va nous aider, en me prêtant deux de ses meilleurs collaborateurs de l'IAURP, c'est-à-dire Alain Saliez pour les études générales et Bertrand Warnier, qui va nous quitter assez vite, car il a trop d'envergure pour rester dans l'ombre de Thurnauer et qui sera l'urbaniste de Cergy.
LV : Vous semblez dire qu'il y a eu des soutiens en Haute-Normandie sur ce projet d'aménagement régional. Était-ce le cas avec l'un des acteurs politiques majeurs de cette période, le maire de Rouen Jean Lecanuet ?
JPL :
En bon Normand, Jean Lecanuet était très prudent. A titre personnel, nous avions de bons rapports avec lui. Les choses se passaient souvent entre Rouen et Paris, dans le wagon de première classe, on rencontrait tout le monde. Plusieurs fois je suis tombé sur lui. Ce sont des moments qu'il fallait saisir parce que les gens étaient disponibles. Nous avions des discussions très ouvertes, il était assez philosophe, il aimait bien les idées générales... Mais sur la stratégie spatiale à mener, il va très vite nous contrer. Pourquoi ? Quand nous avons commencé à nous promener pour étudier le terrain avec Thurnauer, l'autoroute de Normandie était encore en construction et allait créer une entrée nouvelle du site de Rouen tout à fait majestueuse, au niveau du Madrillet. Il y avait des réserves foncières départementales considérables à cet endroit. La première idée que nous proposons, c'est qu'on peut très facilement y attirer les investisseurs parisiens et y faire, non pas une ville nouvelle mais un quartier nouveau qui serait à l'échelle de Rouen ce que sont les villes nouvelles de la région parisienne pour Paris. Mais Lecanuet va bloquer tout de suite. Lecanuet et la SORETUR aussi, parce qu'ils veulent donner la priorité à la petite opération de restructuration de Saint-Sever sur la rive gauche, et surtout parce qu'il y a un accord tacite que l'on appelle Yalta dans les couloirs, entre les deux personnalités d'envergure nationale qui dominent le paysage politique local : Roland Leroy, député communiste, rédacteur en chef de l’Humanité contrôle la rive gauche et Jean Lecanuet la rive droite. Et il y a un accord tacite entre les deux pour ne pas aller chasser sur les terres de l'autre.
LV : Comment alors en est-on arrivé au Vaudreuil ?
JPL :
Avant d'en arriver là, il y a une autre histoire à raconter. En 1966, je reçois un coup de téléphone d'un autre de mes camarades de promotion, Jacques Block, à l'époque directeur des études générales de l'Aéroport de Paris, qui me dit : « Nous sommes en plein chantier de construction de Roissy et nous pouvons le construire aussi près de Paris parce que le site a été réservé dès que l'on a commencé Orly, je me dis qu'il faut songer à l'avenir et envisager de protéger un site pour un troisième aéroport parisien ».
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Leur hypothèse de travail est alors Etrepagny. On monte un petit groupe de travail avec l'IAURP, qui arrive à la conclusion que c'est une hypothèse qui ne tient pas la route car elle impliquait la création de 80 000 emplois donc d'une ville de 300 000 habitants, donc une ville nouvelle ! Mais il aurait été trop incohérent de la localiser en plein milieu de la coupure verte qui s'imposait pour éviter une urbanisation linéaire de la vallée. Tout ceci pour vous dire qu'il y avait des liens entre les équipes d'études. Nous étions beaucoup plus complémentaires que concurrents 6. Le problème de l'époque ce sont les pénuries. On manque de tout partout, de logements, d'équipements, d'infrastructures. Au fond, Paris aurait été très intéressé qu'on leur prenne un peu de la croissance prévue en Ile-de-France. Delouvrier en était très conscient. Je l'ai entendu dire plusieurs fois : « je suis dans la seringue, je suis le dos au mur, je ne peux pas ne pas réussir les villes nouvelles, sinon la situation va être dramatique », car pendant ce temps, il bloquait les initiatives plus ou moins spéculatives des promoteurs immobiliers.
6 Paul Delouvrier avait souhaité implanter une ville nouvelle à côté de Mantes-la-Jolie, site qu'il jugeait préférable à Val-de-Reuil, trop éloigné pour lui de la région parisienne. Neuf villes nouvelles avaient été prévues en 1965. En 1969, le site de Mantes -comme ceux de Montmorency, Trappes-Est et Tigery-Lieussaint -sont abandonnés. Il ne reste en région parisienne que cinq villes nouvelles : Evry, Cergy-Pontoise, Saint-Quentin-en-Yvelines, Marne-la-Vallée et Melun-Sénart.
LV : Revenons-en au Schéma de la Basse-Seine et aux projets de villes nouvelles en Haute-Normandie, on en avait prévu une à Barentin, je crois ?
JPL :
Non, à Barentin, ce n'était qu'une petite opération annexe. Non, l'idée principale du Schéma Basse-Seine, c'est qu'il faut éviter une urbanisation linéaire et continue en protégeant des grandes coupures vertes. A cette échelle, l'hypothèse est d'installer un million et demi d'habitants supplémentaires. Le problème numéro 1, c'est que Rouen est un site difficile. François Gay dit que cela résulte du fait que les ducs de Normandie avaient un droit de la chasse beaucoup plus sévère que les rois de France et que donc ils ont su mieux protéger leurs forêts. Rouen en a reçu l'héritage de cette superbe couronne de forêts domaniales, qui nous a obligé nous à chercher plus loin. Mais où, les plateaux Nord ? C'est compliqué du point de vue des accès qui sont au sud, il y a toutes ces ruptures de relief, la circulation interne à Rouen a toujours été difficile. Les plateaux du Sud ? On sent que le pavillonnaire se développe déjà du côté de Bourg-Achard, mais il n'y a pas de voie ferrée. Quand on creuse un peu, on ne peut pas ne pas tomber sur le site du Vaudreuil, site de carrefour géographique exceptionnel, la vallée de l'Andelle et la vallée de l'Eure, un des rares axes tangentiels du Bassin parisien (Chartres/Orléans), c'est un site où les vagues d'urbanisation diffuse qui partent de Paris et de Rouen commencent à miter le paysage. De plus, une des idées essentielles qui nous a guidés avec Thurnauer était qu'il ne fallait pas renouveler l'erreur manifeste des ZUP de plateaux coupées des centres des villes, qui deviennent des cités à problème.
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Le Vaudreuil offre la dernière opportunité de construire une ville dans un site de vallée. Le site est superbe avec la forêt de Bord, les falaises, la proximité de Louviers qui peut jouer un rôle d'appui pour les équipementsL'étape décisive est la rédaction du Livre blanc de la Basse-Seine, le premier document officiel, approuvé par la CODER 7, qui reprend les thèmes testés lors de la consultation et précise les objectifs démographiques. Le comité interministériel d'aménagement du territoire l'approuve, ce qui implique deux décisions : celle concernant la ville nouvelle et la création immédiate de l'Etablissement public de la Basse-Seine (EPBS), établissement public d'un genre inédit avec un statut « d'aménageur » pour des raisons pragmatiques, parce que pour créer une catégorie d'établissement public, il faut une loi. Mais quand la catégorie existe, il suffit d'un décret en Conseil d'Etat pour créer un établissement public. C'est beaucoup plus rapide et on évite un débat parlementaire. Et il faudra attendre la loi Delebarre d'orientation sur la ville 8 pour qu'on créée la catégorie des établissements publics fonciers de statut régional. Le Code de l'Urbanisme précise que les établissements publics sont créés à l'initiative et sous la responsabilité de l'Etat, alors que les sociétés d'économie mixte sont créées par des collectivités territoriales.
7 Commission de développement économique régional, organisme consultatif composé d'élus locaux et de représentants des chambres consulaires, institué partout en France par le décret du 14 mars 1964.
8 La loi d'orientation sur la ville (LOV) de mai 1991.
La taxe d'équipement qui alimente l'EPBS sera créée par un article de la loi de Finances. L'autre grande décision, c'est le principe d'une ville nouvelle au Vaudreuil sur l'argumentation suivante, tout à fait claire et explicite : si les perspectives démographiques telles qu'elles sont définies au niveau national obligent à prévoir la construction d'une ville nouvelle quelque part entre Paris et Rouen, nous demandons que cette ville soit localisée non pas à Mantes-Sud mais au Vaudreuil. Pourquoi ? A Mantes-Sud ce serait nécessairement une vraie ville nouvelle qui influencerait tout l'est de l'Eure, donc qui déconsoliderait l'armature urbaine de la Basse-Seine et renforcerait celle de l'Ile-de-France. Le Vaudreuil lui, s'inscrit dans l'axe Dieppe/Rouen/Elbeuf/Louviers/Evreux, axe urbain central de la Haute Normandie. Donc il était tout à fait logique d'aller renforcer cet axe. Cette argumentation, personne ne va la contester sur le moment. Delouvrier l'accepte, et il continuera à nous aider même après avoir quitté son poste d'Ile-de-France.
Quelques petits incidents vont cependant compromettre d'emblée le projet. Le premier, c'est que le jour même où le comité se réunit, un chargé de mission à la DATAR commet la bourde d'annoncer dans le journal télévisé du soir, qu'une ville nouvelle va être créée « à Vaudreuil ». Le préfet avait prévu d'envoyer des lettres aux élus pour qu'ils soient les premiers informés, mais elles arriveront après l'annonce à la télévision. Les élus du coin apprennent donc la nouvelle par les médias. Petite maladresse qui a pesé, parce que la ville a été vécue comme imposée depuis Paris et non comme un projet d'initiative régionale de la Haute-Normandie.
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Le second c'est que les moyens ne vont pas suivre tout de suite. Avant qu'on ouvre les crédits suffisants pour créer une deuxième mission, la Mission d'études du Vaudreuil, il va se dérouler un an, pendant lequel nous continuons des études à l'échelle de l'EPBS. Nous continuons néanmoins à préparer l'opération, notamment en prévoyant -avec l'aide des deux préfets -la création d'un Syndicat mixte du Vaudreuil qui devait associer les deux départements de l'Eure et de la Seine-Maritime, les communes directement concernées, l'EPBS, plus des représentants des chambres consulaires (commerce, agriculture et métiers), et qui devait être le tuteur politique de l'Etablissement public du Vaudreuil. Tout marchait bien jusqu'au moment où Lecanuet décide de retourner sa veste, au nom de l'argument suivant, qui marche toujours en Normandie : « si la Seine-Maritime met son doigt là-dedans, ça va lui coûter de l 'argent, et l 'argent va aller dans l'Eure ». Ça a été le premier coup de poignard dans le dos, il y en aura d'autres par la suite [...]
La création d'un établissement public d'aménagement est une procédure très lourde qui nécessite deux décrets en Conseil d'Etat successifs pris après consultation formelle des collectivités locales concernées, département et communes. Le premier pour fixer le périmètre, le second pour arrêter la composition du conseil d'administration. Cela prend deux ans, pendant lesquels on peut préparer le terrain par des études, en lançant la procédure foncière, grâce à l'EPBS. Mais on ne dispose pas encore pas encore de l'outil « à caractère industriel et commercial » qu'est l'Etablissement public. Or le syndicat mixte, lui, peut se créer beaucoup plus vite, en fait dès qu'on a la décision formelle de l'Etat nommant un directeur sur la Mission. Je dis décision formelle car la lettre de mission du premier ministre me désignant ne fait que 16 lignes 9 ! Les conditions de l'urbanisme opérationnel étaient très floues à l'époque. Il faut ici faire un parallèle avec l'Angleterre. Les Anglais, pendant la guerre, ont créé les cadres juridiques, défini les modèles urbanistiques de leurs villes nouvelles puis vont en lancer 30 en quelques années 10. Si on avait essayé de faire cela en France on ne les aurait jamais lancées. Nous sommes tellement habitués à fabriquer des procédures compliquées qu'on se serait enlisés dans des discussions interminables. La force de Paul Delouvrier et de Jean-Eudes Roullier 11 c'est qu'ils furent de grands pragmatiques. Ils furent très habiles, ménageant les susceptibilités locales et n'usant de l'autorité directe de de Gaulle qu'au compte-goutte. Mais ils surent mettre les choses en marche.
9 Voir le contenu de cette lettre en annexe.
10 Les plus célèbres étant Peterborough, Northampton, Irvine, Redditch. Milton Keynes, lancée plus tardivement, adoptera un schéma d'aménagement souple avec une grille de voirie orthogonale qui présente une parenté évidente avec le projet du Vaudreuil.
11 Inspecteur des Finances et énarque, Jean-Eudes Roullier fut l'une des principales chevilles ouvrières des villes nouvelles françaises. Collaborateur de Paul Delouvrier à partir de 1962, il devient secrétaire général du Groupe central des villes nouvelles, qui se chargera de coordonner les projets à l'échelle nationale.
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Delouvrier se moquait finalement éperdument de l'approbation de son Schéma, qui n'interviendra qu'en 1976. Il savait que plus il y aurait de schémas, moins il y aurait de villes nouvelles. Or dans leur esprit, il fallait avant tout « faire »...
LV : Comment votre équipe est-elle parvenue à faire ce que vos prédécesseurs (Jacques Greber notamment dans les années 1940) ne sont jamais parvenus à faire ?
JPL :
Y sommes-nous vraiment parvenus ? Il faut une fois encore revenir à l'histoire événementielle et aux obstacles rencontrés. Une fois la décision et la lettre de mission arrivées, on dit aux collectivités locales : maintenant, il faut que vous délibériez sur l'organisation qui vous est proposée. Et Lecanuet ne suit pas. C'est la cause fondamentale de la rupture qui se produit alors entre l'Eure et la Seine-Maritime. Les élus de l'Eure vont cesser de participer aux instances régionales pendant trois ans. Ils vont demander à être rattachés à la Basse-Normandie et vont développer vis-à-vis du Vaudreuil ce que nous appelions entre nous « le complexe de la fille-mère ». « On s 'est fait faire une ville nouvelle régionale parce qu'on cohabitait avec la Seine-Maritime, mais quand il s 'agit de pourvoir à sa réalisation, ils nous laissent tomber ». Il y avait aussi des susceptibilités de personnes, qu'on n'a pas réussi à atténuer, par exemple entre le président du conseil général de l'Eure et André Marie. Il y a un autre homme important de l'époque, Pierre-Jean Poinsignon, un ancien officier parachutiste qui, revenu de Dien Bien Phu, avait quitté l'armée pour passer le concours d'entrée à l'ENA. Devenu chef de la mission régionale auprès de Chaussade, il fut d'une loyauté parfaite à mon égard, et facilita le travail avec les deux préfectures. Mais malgré l'appui de Chaussade et de Poinsignon, le divorce entre la Seine-Maritime et l'Eure sur la question de la ville nouvelle était une vraie difficulté. D'autant qu'il y a une tuile qui arrive à ce moment-là. Le ministre de l'Intérieur nomme Chaussade en Lorraine. C'est une décision maladroite que Georges Pompidou va néanmoins entériner, en promettant à Chaussade la région parisienne dans deux ans, en compensation. Pierre Chaussade proteste et démissionne de la préfectorale, pour rejoindre la Lyonnaise des Eaux où Jérôme Monod lui propose un poste de président d'une filiale du groupe.
LV : Peut-on considérer que Jean Lecanuet était derrière cette manœuvre de déplacement du principal artisan de Val-de-Reuil ?
JPL :
Non, c'était une initiative purement ministérielle. Arrive alors le préfet Tomasi, qui dans sa jeunesse avait été sous-préfet à Oloron Sainte-Marie et se trouvait être un ami de mes beaux-parents. C'était un homme âgé, fatigué mais très lucide. C'est à cette époque que les élus de l'Eure sont allés en délégation voir le délégué à l'Aménagement et au Territoire et le ministre de l'Equipement pour réclamer l'arrêt du projet de ville nouvelle. Le ministre, Olivier Guichard, leur promet de ne pas lancer de travaux importants mais leur déclare qu'on ne peut arrêter le projet comme cela. Il propose de refaire une étude de faisabilité, pour répondre en particulier à la fameuse question mythique du caractère inondable du site.
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Cet incident nous a finalement porté chance en nous donnant le temps de réfléchir avant d'engager l'action. J'ai réparti mes collaborateurs en deux équipes. L'une, pilotée par Alain Saliez a travaillé sur la faisabilité ; l'autre, animée par Thurnauer et nos deux jeunes sociologues, Gérard Héliot et Anne Hublin, va prendre le temps de réfléchir à la manière dont on doit s'y prendre pour réaliser une ville nouvelle. Nous ne voulions pas faire un plan complet et détaillé qui s'imposerait à tous. Ce temps de réflexion va nous permettre d'élaborer cette fameuse théorie du « germe de ville » 12. Quant au dossier de faisabilité, on l'a défendu devant les élus locaux et les conseils généraux et, en bons Normands, ils n'ont pas osé dire non ! Ils ont finalement accepté du bout des lèvres, et la procédure de création de l'Etablissement public du Vaudreuil a pu aboutir.
LV : Le vote de la loi Boscher 13, précisant les modalités de participation des communes à la réalisation des villes nouvelles, a-t-elle modifié la donne au Vaudreuil ?
JPL :
Par des relations informelles, nous avons eu accès à la première version du texte de la loi Boscher.
12 Sur ce point, voir notre introduction à ce numéro, ainsi que la contribution de Catherine Blain.
13 La loi du 10 juillet 1970, dite loi Boscher du nom de son initiateur, le député-maire d'Evry, Michel Boscher, définit le cadre politico-administratif pour la réalisation des villes nouvelles. La loi laisse aux élus locaux concernés le choix entre trois formules de coopération : l'ensemble urbain, le syndicat communautaire d'agglomération et la communauté urbaine. La plupart des sites choisirent la formule du syndicat communautaire d'agglomération qui préservait à long terme l'unité des communes.
Avec Thurnauer et Héliot, nous nous sommes convaincus que la problématique du germe de ville ne prendrait tout son sens que si la ville nouvelle accédait vite à un statut municipal de droit commun. Or la seule formule prévue par la loi Boscher pour ce cas de figure, celle de l'ensemble urbain, était présentée comme une solution punitive imposée aux méchantes communes qui refusent d'adhérer à un syndicat communautaire d'aménagement. Je négocie alors rapidement avec le cabinet du ministre et avec le sénateur de l'Eure, Héon, pour obtenir qu'il dépose lors du débat au Sénat un amendement pour modifier la rédaction de cet article et présenter à égalité les deux statuts, l'ensemble urbain et le syndicat communautaire. La manœuvre marche. Localement, Bernard Chédeville réussit à convaincre ses collègues que c'est la meilleure solution, notamment parce que les budgets municipaux ne seront pas mis à contribution.
LV : Bernard Chédeville a été le premier soutien local de la ville nouvelle ?
JPL :
Oui. Géographe de formation et directeur du collège de Pont-de-L'Arche à l'époque, il est maire de Notre-Dame du Vaudreuil. Je suis allé le voir comme tous les autres maires, et c'est de loin celui qui m'a accueilli le mieux. Il va convaincre un par un ses collègues. Pendant ce temps, nous ne restons pas inactifs. Une première zone industrielle, celle de Louviers-Incarville est créée par un syndicat intercommunal avec acquisitions foncières par l'EPBS. Nous avons en plus la chance que la première usine du site soit l'Institut Pasteur.
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LV : Au niveau du foncier justement, qui s'occupe de l'acquisition des terrains ? L'EPBS ou l'AFTRP ?
JPL :
C'était l'EPBS.
LV : J'aurais aimé aborder avec vous la question des obstacles politiques locaux, une fois lancée la ville nouvelle. Lors de colloques ou de journées d'études, vous vous êtes exprimé plusieurs fois sur cette question, par bribes. Pensez-vous qu'on puisse, désormais aborder cette question ?
JPL :
Il y effectivement suffisamment de distance désormais pour qu'on puisse essayer de dire les choses calmement, sans polémiques mais sans rien cacher non plus 14. Il y en eu deux. Le plus dangereux c'est Tomasini, qui va partir en guerre avec son petit journal, qui s'appelle en plus l'Impartial des Andelys et qui verse carrément dans la partialité ! Il titre un jour : « la ville-cuvette mythologique (sic) du Vaudreuil deviendra-t-elle une coûteuse et artificielle réalité ? ». Tomasini était alors député-maire gaulliste des Andelys. Très influent, tant à l'échelle locale et départementale qu'à l'échelle nationale, il n'hésitait pas à utiliser ses réseaux pour mettre au pas les services départementaux. L'idée même qu'une Mission d'études puisse échapper à son contrôle lui était insupportable. Était-il remonté par les « Sabliers » ? Était-il remonté par les résidents secondaires de Tournedos et de Porte-Joie ? C'est probable.
14 Les propos qui suivent n'engagent que leur auteur et non la revue Etudes normandes. On les reproduit ici au titre du témoignage historique. (NDLR)
Certes, nous avions l'idée de bloquer l'extension des sablières, notamment parce qu'on voulait laisser la possibilité de développer la ville autour de la gare. Mais les Sabliers vont trouver le moyen de contourner la ZAD avec des contrats de foretage.
LV : Contrats de foretage ?
JPL :
Ce sont des contrats de droit privé par lesquels des propriétaires fonciers vendent le droit d'extraire le sable, moyennant une redevance au mètre cube. Ils ne font pas l'objet de déclaration d'intention d'aliéner, puisqu'il n'y a pas de transfert de propriété, et le contrôle de la ZAD se trouve ainsi contourné. Sur cette question et d'autres, Tomasini va mener des attaques au vitriol, dès le lancement de la ville nouvelle. Le préfet Tomasi a tenté une médiation, en nous invitant à dîner Tomasini et moi, à la résidence préfectorale de Bois-Guillaume. A la fin du repas, on se retrouve autour du feu et le préfet déclare alors qu'il faut trouver une solution pour la ville nouvelle. Tomasini sort alors une boîte d'allumettes et crayonne au dos un vague dessin du site. Il déclare alors : « Ecoutez Lacaze, moi je vous fous la paix si vous ne dépassez pas cette ligne », c'est-à-dire la voie ferrée. Je réponds qu'on ne peut pas prendre des décisions aussi brutales et aussi rapides. Il a alors répondu : « puisque c'est comme çà, ce sera la guerre ». J'ai alors reçu deux contrôles de la Cour des comptes et puis finalement cela s'est tassé....
LV : Et les autres problèmes ?
JPL :
Il y eut malheureusement Chaussade lui-même. Il a envie de se lancer dans la politique et commence à travailler une circonscription en Seine-Maritime, en laissant entendre que le choix de la ville nouvelle du Vaudreuil était une erreur.
p.29
Je lui ai écrit une belle lettre pour lui demander de ne pas « nous savonner la planche », et il a fini par renoncer et aller se faire élire en Dordogne.
LV : Il y eut aussi le problème Montagne ?
JPL :
Ce fut le plus important et celui qui a contribué à bloquer la ville nouvelle. Rémy Montagne était un avocat parisien, catholique pratiquant, marié à une fille Michelin et spécialisé dans les arbitrages d'affaires, métier très rémunérateur. A la surprise générale, Rémy Montagne bat aux élections législatives Pierre Mendès-France dans la circonscription de Louviers. Entre les élus de l'Eure, il va y avoir un partage des tâches. Héon prend la présidence du syndicat mixte, Montagne la présidence de l'Etablissement public, le sénateur Legouez une vice-présidence du syndicat avec la maîtrise d'ouvrage de la base de plein air et de loisirs, Chédeville prendra la présidence de l'ensemble urbain. Montagne va en fait très peu s'occuper du Vaudreuil, malgré mes demandes, au point que je n'ai jamais pu préparer sérieusement un conseil d'administration avec lui, comme je le ferai par la suite à l'EPAD avec les présidents successifs. Il est normal de présenter au président, huit jours à l'avance les rapports soumis au conseil, même si c'est le directeur qui les signe.
Dans le statut des établissements publics, les présidents ont très peu de pouvoir. Ils en ont deux en fait, convoquer le conseil et certifier ses délibérations, mais ils peuvent jouer un rôle très utile de représentation et de relations avec les instances politiques. Le directeur, qui est nommé par le ministre et non par le conseil d'administration, est maître de l'ordre du jour, il recrute le personnel et possède le pouvoir d'exécution. Montagne, pour mon malheur, va se mettre en tête de reprendre la mairie de Louviers, et donc de partir en guerre contre le docteur Martin. La tension est tellement forte et les manœuvres irrégulières si patentes que les élections sont invalidées trois fois de suite en cinq ans par le Conseil d'Etat. Le premier grief de Montagne c'était : « vos hommes sont des supporters de Martin ! ». Le seul fait précis qu'il ait pu invoquer, c'est que l'un de mes collaborateurs était membre d'une association de consommateurs à Louviers où il résidait. Il était aussi obsédé par l'idée qu'un des salariés de l'établissement public informait les Renseignements Généraux sur ses projets ! Par contre, il n'avait jamais le temps d'approfondir les aspects urbanistiques et financiers de notre travail. Les relations deviennent donc de plus en plus difficiles...
LV : Mais concrètement, en quoi cela bloque-t-il le développement du Vaudreuil ?
JPL :
Je vais y venir... Au départ la création d'activités industrielles démarre très fort à la satisfaction générale. Par contre, le projet du germe de ville n'a jamais réussi à intéresser en quoi que ce soit les élus. Les choses vont se gâter sérieusement sur le problème de l'animation. Dans toutes les villes nouvelles, il est évident que pour ne pas recommencer l'erreur des grands ensembles, il faut s'occuper des gens, monter des associations, au départ assez formelles, auxquelles on va donner quelques moyens de subsistance et puis essayer de faire toute ce qu'il faut pour que le lien social se créée entre les gens.
p.30
C'est l'une des données du travail théorique que nous avons publié dans les Cahiers de l'IAURP 15. Nous avions prévu la création d'un poste d'animateur. Et Montagne a tenté d'imposer à ce poste une personne qui n'avait absolument pas le profil, ce que je ne pouvais accepter. Il a alors refusé de soutenir le projet d'animation de l'équipe. Après en avoir discuté avec Gérard Thurnauer, nous avons décidé de ne pas lâcher sur ce point, capital selon nous pour l'avenir du Vaudreuil. Là-dessus un autre incident se produit. Vibert-Guigue patron de l'OCIL, plus gros organisme de gestion du 1 % de la région parisienne, montait des opérations de promotion immobilières innovantes, notamment dans les villes nouvelles. Nous avons étudié ensemble un projet très intéressant pour Le Vaudreuil. Avant de le soumettre au conseil d'administration, je lui ai demandé d'aller le présenter au président Montagne. Montagne lui a répondu qu'il était tout à fait exclu que l'OCIL investisse au Vaudreuil.
LV : Comment sort-on de cette crise ?
JPL :
Je suis allé en parler à Jean-Eudes Roullier, qui m'a dit que c'était fort ennuyeux. Il m'a fait recevoir par le ministre de l'Equipement, Robert Galley. Ce dernier m'a fait raconter ce qui se passait. Il m'a dit qu'il était satisfait de moi et qu'il souhaitait me faire sortir par le haut de cette situation qui bloquait l'opération.
15 Cahiers de l'IAURP, volume 30, février 1973.
Il a organisé un mouvement de personnel en plein mois d'août et m'a fait nommer par la DATAR à la tête de la Mission d'aménagement touristique du littoral Languedoc-Roussillon. Je ne pouvais pas dire non. Je lui ai dit néanmoins que les problèmes avec Montagne allaient subsister. Et je lui ai suggéré le nom d'un remplaçant, Troude, Normand de souche et homme de culture. Il lui a confié une mission préalable consistant à recueillir l'avis des élus de l'Eure sur la poursuite de l'opération. C'est comme cela que l'Etat a rattrapé le coup.
LV : Pourquoi le ministre ne s'est-il pas davantage engagé en vous soutenant contre Rémy Montagne ?
JPL :
Quand un couple ne fonctionne pas, il faut organiser le divorce ! Comme le ministre ne pouvait rien contre le député, il fallait bien changer l'aménageur.
LV : L'histoire classique des villes nouvelles a pourtant tendance à présenter les directeurs des premiers EPA comme de véritables « proconsuls » sur lesquels les élus locaux n'avaient aucune prise…
JPL :
Oui, mais précisément pour cette raison, le directeur est forcément le témoin de tous les coups tordus, et devient facilement un témoin gênant à éliminer. Bernard Hirsch connaîtra le même sort à Cergy. Ce poste offre des possibilités d'action rares dans la fonction publique. Il faut accepter l'inconvénient corrélatif d'être révocable « ad nutum », c'est-à-dire sans délai et sans motif, comme tous les fonctionnaires d'exécution. Mon attitude personnelle reposait sur le principe, inspiré de nos réflexions sur le germe de ville, que ce n'est pas parce qu'on est dans une position technocratique qu'il est légitime d'agir de manière technocratique.
p.31
Je devais tout faire pour que le Vaudreuil devienne le plus vite possible une vraie ville. Cela supposait qu'on en tire les conclusions et qu'on sache transiger quand il le faut... Si Serge Goldberg 16 pouvait apparaître comme un proconsul à Saint-Quentin-en-Yvelines, c'était aussi parce qu'il avait accepté de différer le projet de centre pour contourner l'opposition des milieux versaillais. Au Vaudreuil, je ne pouvais faire sans l'accord des élus. Cela tient aussi à mon attitude face aux enjeux de la politique. Issu d'une famille comptant plusieurs élus radicaux-socialistes dans le sud-ouest, j'ai toujours adopté une attitude de neutralité politique. J'ai aussi acquis auprès des grands patrons que j'ai servis un sens aigu du service public. . .
LV : Le Vaudreuil a-t-il été pour vous une expérience parmi d'autres ou l'expérience de votre vie, à l'instar de ce que les villes nouvelles ont pu être pour un Bernard Hirsch, un Michel Mottez ou un Yves Draussin 17 ?
JPL :
Elle est restée à part. Pour deux raisons. D'abord parce que dans l'Aménagement du Languedoc puis à La Défense, j'ai eu à gérer deux des réalisations les plus fonctionnalistes de l'époque. Quel contraste entre une cité touristique comme La Grande Motte et l'ampleur conceptuelle du Vaudreuil ! Ensuite parce qu'à la différence d'autres projets que j'ai accompagnés comme celui de la Défense, au Vaudreuil nous avons été à l'origine de la ville. Je revendique -mais c'était aussi une aventure collective -la paternité du Vaudreuil. On a vraiment voulu inventer une autre façon de faire la ville. L'histoire n'a pas permis que l'expérience aille jusqu'au bout, néanmoins, je n'en ai pas gardé un mauvais souvenir, parce que Val-de-Reuil est aujourd'hui une vraie petite ville, maîtresse de son avenir dans un site bien protégé.
16 Ancien collaborateur de l'IAURP, Serge Goldberg dirigea la Mission d'études de la ville nouvelle de Saint-Quentin-en-Yvelines puis l'établissement public du même nom de 1970 à 1979. Considéré comme le « père de la ville nouvelle », il fut présenté par l'ancien maire communiste de Trappes, Bernard Hugo comme un « proconsul » lors d'une table-ronde, organisée le 15 décembre 2001 à Saint-Quentin-en-Yvelines.
17 Successivement urbanistes à Cergy, Evry et Saint-Quentin-en-Yvelines.
Voir aussi:
http://www.slate.fr/story/53749/presidentielle-val-de-reuil-louviers-tf1

