Guerre de la pêche post-Brexit à Jersey: Nos intérêts normands sont menacés par Londres, Paris et Bruxelles!
L'Etoile de Normandie vous donne à lire en intégralité l'article à la fois malicieux et bien troussé de Lucien Rabouille publié le 7 mai 2021 sur le site de l'hebdomadaire Causeur car il pose bien le problème:
Les pêcheurs de Granville et les pêcheurs de Saint-Hélier ont bien plus d'intérêts communs que de différends à commencer par le fait qu'ils sont Normands par le cousinage de l'Histoire...
Dans cette consternante aventure, les pêcheurs Normands de l'outremer et ceux du continent sont les jouets d'un bras de fer qui continue entre Londres, Bruxelles et Paris.
Enfin, un article intelligent à lire sur ce dossier qui nous change de Ouest-France et de quelques autres...
https://www.causeur.fr/larmada-post-brexit-rentre-au-port-bredouille-199382
Jeudi, 3 heures du matin, les pêcheurs français prennent la mer au large de Granville, dans la Manche. A bord, des Granvillais bien sûr et quelques Malouins ou Cherbourgeois. Ils se dirigent vers Jersey. Dans le viseur : une décision unilatérale du gouvernement jersiais qui entend délivrer des autorisations préalables à la pêche dans ses eaux assorties de restrictions pour les navires français. Il s’agirait de limites dans le temps. Ces durées de présence dans les eaux jersiaises contreviennent aux précédents accords, créant une incompréhension nouvelle qui s’ajoute à la lassitude devant l’empilement de mesures arbitraires et imprévisibles de l’interminable négociation du Brexit.
Toutes affaires cessantes, le gouvernement français avait menacé en réaction de couper l’alimentation en électricité de l’île (totalement dépendante d’un câble sous-marin), et Boris Johnson avait dépêché deux vaisseaux de la Royal Navy. Funérailles du prince Philip d’un côté, bicentenaire de celles de Napoléon de l’autre, les passions nationales sont à chaud… Sur place, des badauds protestent. Depuis l’Elizabeth Castle, où les touristes peuvent fréquemment voir des red coats relever la garde ou faire actionner le canon, un homme en uniforme hanovrien menace l’ennemi héréditaire avec un mousquet !
« Il faudrait tenter un rapprochement mais pour l’heure, c’est plutôt l’affrontement qui l’emporte. Les pêcheurs ont été en contact à St Hélier avec les autorités jersiaises : ils n’ont pas trouvé de terrain d’entente » détaille Jean-Marc Julienne, conseiller départemental et figure politique granvillaise qui se plaint aussi de ce que les règles de l’art diplomatique n’aient pas été respectées. « Les contacts qui ont été pris en direct par les autorités de Jersey ne sont pas validés : tous les dossiers doivent remonter de Jersey à Londres, puis à Bruxelles, puis de Bruxelles à Paris, avant de pouvoir valider quoi que soit ». Les noms d’oiseaux ont pour l’instant remplacé les procédures diplomatiques… et l’absence d’accord ou de proposition satisfaisante venue du gouvernement de Jersey a plutôt irrité les pêcheurs.
Toujours selon l’élu, dans les ports normands, l’émotion est forte: le monde de la pêche est un monde respecté de tous, à Granville comme à Saint-Malo. Dans ces villes portuaires, le poids symbolique et identitaire des professionnels de la mer demeure très important, quand bien même les effectifs de pêcheurs ne sont pas aussi importants. Comme souvent, les réseaux sociaux ne sont pas en reste. Français et Anglais se trollent sec sur la toile. « Have the French surrendered yet ? » attaque un Anglais sur Twitter. « Have the British run away again ? » lui répond un compte appréciant Bonaparte (sous-entendu : comme lors de l’évacuation de Calais en 1940 NDLR…). Avant internet, c’étaient les œuvres qui informaient le peuple. Twitter ressort la tapisserie de Bayeux à travers laquelle les petites gens de Normandie ont appris la geste de Guillaume le Conquérant :
De l’autre côté de la Manche, Macron garde une réputation de tête brulée : une humiliation en plus pour lui peut-on lire en commentaires des médias anglophones où la menace de couper le courant électrique de l’ile a été mal vécue.
Jersiais et Normands ont pourtant tout pour s’entendre. Derniers restes de Normandie indépendante, les îles de Guernesey et de Jersey sont rattachées à la couronne d’Angleterre par union dynastique. Elizabeth II y règne en tant que Duchesse de Normandie.
« La population jersiaise est pour beaucoup composée d’habitants de la Manche ; on les appelle les cousins » assure Jean-Marc Julienne. Le parler normand y est d’ailleurs langue officielle (le jerriais, NDLR). Sophie Leroy, directrice de l’armement de Cherbourg, nous assure : « il y a une bonne entente entre les pêcheurs jersiais et normands. Sur place, certains bateaux de Jersey ont même aidé au blocus de leur port ».
Et sur place, certains ostréiculteurs sont scandalisés par la position de leur propre pays qui les empêche d’exporter des huîtres sur le continent.
Ce blocus spectaculaire est donc surtout symbolique. La plupart des bateaux sont repartis à Granville à 16 heures, sans exclure toutefois d’y retourner si aucune solution n’est trouvée.
Certains commentateurs malicieux offrent une issue diplomatique de secours : rappelant aux Normands de Jersey et aux Normands du continent le souvenir un peu folklorique de leur véritable ennemi héréditaire, ils affirment que Jersey est normand et qu’il ne devrait y avoir de restrictions que pour les pêcheurs bretons !
Commentaire de Florestan:
On laissera la responsabilité de la dernière malice à l'auteur de cet article qui a, en revanche, bien cerné le vrai problème. A savoir: un particularisme géo-historique "anglo-normand" auquel nous sommes tous ici très attaché qui fait les frais des tensions entre les gouvernements de Paris et de Londres ainsi que du manque d'intérêt ou de bienveillance de la Commission de Bruxelles qui a fait disparaître les accords de la Baie de Granville (2000) du cadre des négociations du Brexit pour simplifier ces dernières dans le but de gagner du temps.
On remarquera les points communs qui tant pour nous que pour l'auteur de cet article sautent aux yeux:
D'une part, des bureaucraties lointaines mettent un désordre indescriptible et inédit dans nos affaires maritimes locales normandes.
D'autre part des pêcheurs qui partagent le même espace marin, le même cadre géo-historique et qui pratiquent le même type de pêche: une pêche artisanale qualitative soucieuse de la ressource.
Sans parler de la volonté sournoise du gouvernement de Londres de reprendre le contrôle de toutes ces dépendances de la Couronne britannique qui bénéficient d'une large autonomie. Dans le viseur de Boris Johnson: les îles anglo-normandes vis-à-vis de la France et l'île de Man vis-à-vis de l'Irlande.
On notera, par ailleurs, que du côté de Saint-Pierre-Port la situation est plutôt calme puisque les licences déposées par les pêcheurs Normands de la côte française ont été acceptées par les autorités d'une île de Guernesey qui se sent, contrairement à sa grande voisine, plus normande qu'anglaise...
Dans le cas des îles anglo-normandes, il est donc urgent de signifier tant à Londres qu'à Paris qu'il faut calmer le jeu: les baillis des Etats de Jersey et de Guernesey ont dans leurs prérogatives la charge de faire respecter l'ordre constitutionnel des îles (droit normand) et leur souveraineté au nom du "duc" de Normandie: Elizabeth II va forcément s'inquiéter de la situation à Jersey dans son entretien hebdomadaire avec son Premier ministre, et même par visio-conférence, certains messages peuvent passer!
Du côté français, les élus Normands, à commencer par Hervé Morin, le président de la Normandie, ont le devoir de veiller au maintien de nos intérêts normands en refusant de participer à l'escalade en cours: couper l'électricité à Jersey! Franchement, quelle ineptie!
Nous regrettons donc vivement que la première mesure prise par MM. Lefevre (conseil départemental de la Manche) et Morin (conseil régional de Normandie) soit une mesure de rétorsion avec la fermeture de l'ambassade de la Normandie continentale à Saint-Hélier:
Hervé Morin, président de la Normandie a donc le devoir politique et moral d'être le Monsieur bons offices pour nous sortir de cette consternante pantalonade en organisant à Caen une grande table ronde avec toutes les parties concernées: il l'a fait avec les Gilets jaunes. Pourquoi ne pas le faire avec tous les pêcheurs concernés pour, ensuite, porter ensemble à Bruxelles, l'intérêt général de la pêche dans le golfe anglo-normand?
Tirons, d'ores-et-déjà, une leçon de cette mésaventure:
Avec le Brexit, la Normandie est en première ligne face au Royaume-uni et l'histoire nous enseigne cruellement que la Normandie et les Normands paient au prix fort la moindre tension entre l'Angleterre et le continent.
Compte tenu des liens géo-historiques, culturelles et économiques évidents entre la Normandie et le Royaume-uni et ses dépendances, Hervé Morin aurait bien intérêt de s'attacher les services d'une vice-présidence régionale à nos affaires "anglo-normandes" lors de la prochaine mandature régionale qu'il ambitionne de faire...
On notera, pour finir, la défaillance totale du "régalien" côté français dans cette comédie maritime: le ministre officiellement en charge de nos affaires étrangères est totalement absent. Il est même silencieux alors que les pêcheurs bretons sont aussi concernés.
Pour information, lire le communiqué commun diffusé ce 7 mai 2021 par les présidents de Normandie et de Bretagne qui ont écrit au commissaire européen en charge de notre affaire avec la proposition de créer un "comité consultatif local" pour gérer les problématiques de la pêche dans le golfe "anglo-normand" ou "normano-breton" dans le cadre du traité "TCA" rassemblant les régions de Normandie, de Bretagne et les états de Jersey et de Guernesey ainsi que les comités de pêche concernés.
Voir enfin:
Le ministre chargé du commerce extérieur Franck Riester affirme que « le droit est très clair » et assure que la France ne se pliera pas aux conditions de pêche imposées par le Royaume-Uni aux marins français après le Brexit. Le ministre souhaite toutefois stopper l’escalade de tensions.
Les décisions prises par Londres sur les conditions de pêche imposées aux marins français après le Brexit sont « nulles et non avenues », et la France continue de s’y opposer avec « fermeté », a estimé le ministre chargé du commerce extérieur Franck Riester, vendredi au micro de Sud Radio.
Lire aussi : Pêche à Jersey. Quatre questions sur le conflit entre les pêcheurs français et les Britanniques
« Le droit est très clair »
« Nous ne transigerons pas, le droit est très clair, les conventions doivent être respectées, […] les décisions qui ont été prises par les Britanniques, nous les considérons comme nulles et non avenues », a déclaré Franck Riester. « Nous mettons beaucoup de fermeté […] et bien évidemment aussi un état d’esprit de désescalade, ce n’est pas la peine de prendre des risques inutiles », a toutefois poursuivi le ministre.
Sujet explosif tout au long des négociations sur les conditions de la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, l’accès des pêcheurs européens aux eaux britanniques continue de provoquer des frictions malgré l’accord trouvé entre Londres et Bruxelles, en vigueur depuis le 1er janvier.
Pas de concertations, déplore le ministre
Selon Paris, le Royaume-Uni a publié la semaine passée une liste de 41 navires français, sur 344 demandes, autorisés à pêcher dans les eaux de Jersey, mais celle-ci s’accompagne de nouvelles exigences « qui n’ont pas été concertées, discutées ni notifiées avant » dans le cadre de l’accord.
« Ces licences ont été accordées en nombre bien insuffisant avec des conditions qui n’ont (pas) été expliquées » et des « autorités européennes […] pas consultées », « c’est en contradiction avec ce qui était dans l’accord de coopération », a estimé M. Riester.
Jeudi matin, une cinquantaine de bateaux de pêche bretons et normands ont protesté dans le calme, sous la surveillance de deux patrouilleurs de la Royal Navy, devant le port de Saint-Hélier à Jersey avant de repartir dans l’après-midi. Saluant un apaisement de la situation, la Royaume-Uni a rappelé ses deux patrouilleurs dans la soirée.