Le droit normand, à la racine de nos libertés fondamentales contemporaines...
Billet de Florestan:
Mardi 20 juillet 2021. Il a fait biau dans le ciel de Caen ce jour! Ma poupine un peu vervette et moi, nous nous sommes levés dès potron-minet pour en profiter.
Au programme, le château de notre bon duc Guillaume (dumoins ce qu'il en reste) pour en arpenter le rempart avant l'arrivée du cagnard. Mais aussi déambuler devant les échoppes du marché médiéval rassemblé pour l'occasion du "banquet fantastique", le grand rendez-vous caennais et normand des amateurs de reconstitutions historiques inspirées par le Moyen-âge avec tout aussi bien de la rigueur archéologique chez les uns et de la variation poétique plus ou moins fantaisiste chez les autres. Ce rendez-vous très populaire n'est pas sans charmes même s'il est difficile de porter une belle fourrure en plein juillet solaire pour figurer un marchand viking sur la place de Novgorod...
Nous devions, enfin, terminer ce grand tour du château de Caen, en faisant un grand saut dans l'Histoire pour nous retrouver au tout début du XVIIe siècle en Italie afin d'admirer au musée des Beaux arts, à l'occasion d'une exposition exceptionnelle par sa qualité, les débuts du génial Mérisi dit le "Caravage" grâce au prêt des oeuvres de la collection Longhi, célèbre critique d'art.
Nous nous enfonçâmes dans la catacombe payante Véolia qui permet de parquer sa querette sans encombre en écoutant Vivaldi ou Jean-Sébastien Bach (j'adore la musique de catacombes...): la demi-heure de dix heures du matin sonna au clocher de l'église Saint- Pierre.
Pour essayer sa nouvelle paire de sandales et faire voler au vent une nouvelle robe bien fleurie, ma fille prit le parti de courir sur la pente loin devant vers la barbacane de la porte Saint-Pierre du château de Caen. Mais ce fut pour en revenir tout aussi vite...
- Papa! C'est barré! Il y a la police et des gens qui font la queue.
Par arrêté préfectoral, le château ducal était, désormais, interdit à toute circulation et visite libre à l'occasion de l'événement du banquet fantastique.
-Il faut votre "pass" sanitaire pour entrer et faire la queue. Me dit l'homme en bleu à l'ombre sous un barnum blanc: dans un chemin de barrières métaliques, les gens faisaient déjà la queue en plein soleil, téléphones portables bien en mains, le château bouclé ne devant ouvrir qu'à partir de 11 heures.
- Mais le "pass" sanitaire ce n'est qu'à partir de demain. Non?
-C'est comme ça. Le préfet en a décidé ainsi.
-Tu viens Papa! On s'en va! Inutile, en effet, d'entamer une méditation sur la réactivation de la fonction défensive et militaire du château de Caen: contre quel ennemi du reste? Il commençait déjà à faire trop chaud tant dans le ciel que sous le crâne.
- Tiens! Si nous allions voir Mathilde dans son abbatiale? Au moins on y sera au frais et c'est libre d'accès.
Nous repartîmes dans la catacombe chercher notre char Renault. En passant dans le fossé, nous aperçûmes la toison blanche du maire de Caen. Nous feignîmes de ne point la voir.
Arrivés sur le parvis de l'abbaye-aux-Dames, devant la grille du Conseil régional, nous vîmes une voiture à deux chevaux aux couleurs normandes chargeant des touristes pour une promenade en ville.
-L'abbaye est ouverte?
-Oui! nous répondit le palefranier suant dans un tricot de peau tout blanc floqué du logo frappé à nos deux cats.
Sur le côté du bâtiment sévère et classique, on avait dressé une tente et des barrières: personne.
- C'est quoi Papa?
-C'est le dispositif prévu pour demain quand il faudra montrer le fameux "pass" sanitaire.
La porte vitrée sous l'arche d'entrée s'ouvrit sans peine. L'agent de la sécurité m'invita à me laver les mains: je souris au fait que certains détails de la règle de Saint Benoît soient à nouveau en vigueur dans cette ancienne abbaye ducale et royale mais le piston de la bouteille de gel hydroalcoolique résistait à toutes mes pressions.
- C'est bizarre! ça marchait bien tout à l'heure avec moi! déclara gravement l'agent de la sécurité. Il dévissa le bouchon de la bouteille et d'un geste antique et immémorial il me versa l'onction propitiatoire sur mes deux mains assemblées.
Dans l'ancienne salle du chapître, nous attendait une exposition dont toute la presse locale et régionale (Ouest-France) a parlé... Quatre grandes maquettes réalisées avec les éléments et les figurines de la marque Playmobil sensés représenter le Mont-Saint-Michel, l'abbaye-aux-dames de Caen, l'abbaye de Jumièges et celle du Bec Hellouin.
C'était spectaculaire mais finalement assez peu convaincant car les éléments décoratifs architecturaux de cette marque allemande de jouet pour petits et grands enfants avaient transformé notre Mont Saint-Michel normand en château féérique du roi de Bavière et ma poupine un peu vervette ne fut guère impressionnée non plus.
Nous allâmes plus loin sous les voûtes du cloître et après avoir dépassé le vestibule de l'ancien escalier des mâtines qui mène aujourd'hui au bureau du président du conseil régional, nous nous trouvâmes devant ceci:
Dans une toute petite salle et sur quelques panneaux avec, sous vitrine, deux ou trois vieux volumes imprimés il y a quelques siècles, une exposition comme savent en faire les universitaires, révélait à quelques touristes plus ou moins indifférents ou renseignés, le plus grand et le plus précieux trésor de notre Normandie:
Sa loi, sa coutume et son droit.
A l'accueil, une jeune fille étudiante assise à une table en train de lire un volume de... Marcel Pagnol nous tendit, d'un air un peu morne, le prospectus de présentation.
Il y avait là une dizaine de personnes à déambuler devant les panneaux. Et nous deux.
Le bombardement de questions commença sans tarder:
-C'est quoi une coutume? C'est quoi la clameur de Haro? C'est quoi un douaire? C'est quoi un cadet de famille?
Je répondai:
Une coutume? C'est une loi qu'on a toujours été appliquée et qui doit rester applicable dans la réalité. La clameur de Haro? C'est notre responsabilité individuelle engagée juridiquement lorsque quelqu'un a qui on vient de faire du mal, crie: "Haro! Haro! mon duc on me fait tort". J'évoque le cas célèbre de cette clameur de Haro poussée par un Juif à Bernay en 1220: personne n'y répondit. Le juge français qui appliquait la loi et la procédure en usage en Normandie fit rechercher les témoins qui furent confondus et condamnés à de fortes amendes. Un douaire? C'est la part d'héritage qui revient obligatoirement à toute veuve après le décès de son mari. Quant au cadet, il devait partir courir l'aventure car toute la propriété de la famille revenait à l'aîné ou à l'aînée pour ne pas diviser la fortune...
- Ah! alors c'est donc pour ça que les Normands étaient aussi de grands marins?
Les gens qui étaient là dressèrent l'oreille.
Je continuai alors sur la différence entre le droit impérial romain où, au nom de l'urgence de servir l'intérêt général on assume la confusion entre le droit et la politique et le droit normand puis anglo-normand et aujourd'hui, plus largement, anglo-saxon où l'on refuse cette confusion.
Les gens qui étaient là écoutèrent.
-"Dieu et mon droit" et non pas "Dieu est mon droit" me dit alors ma vervette...
Les gens qui étaient là, des touristes de passage en Normandie, furent alors étonnés par la suite lorsque j'expliquai le contenu de la "charte aux Normands" concédée par le roi de France Louis X le Hutin en 1315:
-égalité de tous devant la loi
- interdiction d'emprisonner sans procès préalable
- enquête contradictoire pour instruire les procès
-interdiction de la torture
- aide juridictionnelle pour les justiciables insolvables
- interdiction de l'esclavage
- consentement à l'impôt
- droit de rétractation avant tout engagement contractuel définitif (le fameux "ptêt ben qu'oui, ptêt ben qu'non")
- protection de la personne privée contre toute voie de fait (la fameuse clameur de Haro)
- prévention de l'arbitraire du prince (la clameur pour la patrie qui prit au dépourvu un certain Jean Sans Terre.)
- droit de remontrance contre l'administration de l'Etat (cour de l'Echiquier du château de Caen)
- égalité homme/femme dans le droit d'aînesse
Etc...
Et de dire, pour finir, à la jeune étudiante qui gardait l'entrée de cette exposition qui devrait faire l'objet d'une grande mise en scène visuelle et pédagique et qui devrait être montrée dans toutes les médiathèques et écoles de Normandie:
-Nous sommes ce jour le 20 juillet. Demain c'est l'obligation du "pass" sanitaire dans tous les lieux de culture et de loisir. Demain, il faudra un "pass" sanitaire pour venir voir cette exposition sur le droit normand qui s'intitule: "c'est mon droit et j'y tiens!"
-Et justement! Le "pass" sanitaire, vous en pensez quoi?
-Haro! Haro! mon duc on me fait tort!