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L'ETOILE de NORMANDIE, le webzine de l'unité normande
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27 mai 2013

Une rude COMPARAISON NORMANDIE / BRETAGNE... Arthur YOUNG en 1788

Arthur YOUNG (1741- 1820) vous connaissez?

File:Arthur Young (1741-1820).jpg

Cet anglais fut célèbre dans l'Europe entière pour ses méthodes agronomiques et ses recherches agricoles. A partir de 1787, à l'instar de nombreux gentlemen- farmer anglais, il fait en tant que "touriste", plusieurs voyages en France... On retiendra surtout son voyage de 1788: après un débarquement à Calais, il visite les côtes et les campagnes de la Picardie, de la Normandie et de la Bretagne. Il note ses impressions et surtout des observations très précises sur ce qu'il voit: l'état de l'agriculture et de l'industrie, les pratiques culturales, techniques, artisanales, l'état sanitaire ou "moral" des populations, la description lapidaire pleine de vérité des villes et des pays traversés font que le carnet de notes de cet anglais est très précieux pour l'historien qui veut connaître l'état réel de la France à la veille de la Révolution.

Pour nous, on fera surtout le constat amer que la Normandie d'alors était une province riche et développée et que la Bretagne voisine était au contraire plongée dans le sous-développement et la "barbarie"...

Les lignes à lire ci-dessous d'Arthur YOUNG sont donc à méditer pour aujourd'hui à l'heure où la Normandie connaît un déclin relatif sinon absolu depuis la fin des belles années qui ont suivi la dernière Guerre mondiale et la Reconstruction: on pensera alors aux conclusions du dernier livre d'Hervé LE BRAS et d'Emmanuel TODD "le Mystère Français" qui fait le constat du rattrapage scolaire réalisé par la Bretagne et l'Ouest français depuis les années 1960...

Alors qu'actuellement, l'illettrisme dépasse 11% dans l'académie de Caen voire 14% dans celle de Rouen, on rappelera que la Normandie traversée par Young en 1788 était la province de France où les paysans (filles et garçons) savaient le plus lire et écrire...

 

(carte du Gouvernement de Normandie datant de la veille de la Révolution éditée par l'académie royale des sciences: la frontière administrative et fiscale entre Haute et Basse Normandie n'apparait pas sur cette carte...)

 

(carte du Gouvernement de Bretagne datant de 1771 mais sur laquelle figure le projet de partage de la Bretagne en 5 départements contresigné par tous les constituants Bretons)


Le texte d'Arthur YOUNG (voyage de 1788, texte tombé dans le domaine public)

http://www.inlibroveritas.net/lire/oeuvre15896-chapitre78445.html

 

ANNÉE 1788
Le long voyage que j'avais fait en France l'année précédente me suggéra une foule de réflexions sur l'agriculture et sur les sources et le développement de la prospérité nationale dans ce royaume. Malgré moi ces idées fermentaient dans ma tête, et tandis que je tirais des conclusions relativement aux circonstances politiques de ce grand pays, dans ce qui touche à l'agriculture, j'arrivais à chaque moment à trouver l'importance qu'il y aurait à faire du tout un relevé exact, autant qu'il est possible à un voyageur. Poussé par ces raisons, je me déterminai à essayer de finir ce que j'avais si heureusement commencé.

 

Juillet 30. - Quitté Bradfield et arrivé à Calais. - 161 milles.

 

Août 5. - Le lendemain pris la route de Saint-Omer. Passé le Sans-Pareil, ce pont qui sert à deux cours d'eau à la fois ; on l'a loué au-delà de son mérite, il coûte plus qu'il ne vaut. Saint-Omer contient peu de choses remarquables ; il en contiendrait encore moins s'il était en moi de guider les parlements d'Angleterre et d'Irlande ; pourquoi forcer les catholiques à chercher à l'étranger une mauvaise éducation, au lieu de leur permettre de fonder des institutions chez nous, où on les élèverait bien ? La campagne se montre plus à son avantage du clocher de Saint-Bertin. - 25 milles.

 

Le 7. - Le canal de Saint-Omer s'élève par une suite d'écluses. Aire, Lillers, Béthune, villes bien connues dans l'histoire militaire. - 25 milles.

 

Le 8. - Le pays change : ce n'est qu'une plaine, admirable chemin sablé de Béthune, jusqu'à Arras. Rien dans cette dernière ville, si ce n'est la grande et riche abbaye du Var, qu'on ne voulut pas me laisser voir : ce n'était pas le jour ou quelque prétexte aussi frivole. La cathédrale n'est rien. - 17 milles 1/2.

 

Le 9. - Jour de marché ; en sortant de la ville, j'ai rencontré une centaine d'ânes au moins, chargés les uns d'une besace, les autres, d'un sac, mais en général de toutes choses peu pesantes en apparence ; la route fourmillait d'hommes et de femmes. C'est véritablement un marché abondamment pourvu, mais une grande partie du travail du pays se perd, au temps de la moisson, pour fournir aux besoins d'une ville qui, en Angleterre, serait nourrie par la quarantième partie de ce monde. Toutes les fois que je vois bourdonner cet essaim d'oisifs dans un marché, j'en infère, une mauvaise et trop grande division de la propriété. Ici, mon seul compagnon de voyage, ma jument anglaise, me révèle par son œil un secret, non des plus agréables : elle se fait aveugle et le sera bientôt. Elle a la fluxion périodique, mais notre imbécile de vétérinaire à Bradfield m'avait assuré qu'elle en avait encore pour plus d'un an. Il faut convenir que voilà une de ces agréables situations dans lesquelles peu de personnes croiront qu'on se mette volontiers. Ma foy ! C’est bien un échantillon de ma bonne veine ; ce voyage n'est guère qu'une corvée que d'autres se font payer pour l'entreprendre sur un bon cheval, moi je paye pour le faire sur un aveugle ; pourvu que je ne paye pas en me cassant le cou. - 20 milles.

 

Le 10. - Amiens. M. Fox a couché ici hier, et la conversation à table d'hôte était fort amusante : on s'étonnait qu'un si grand homme voyageât si simplement. Je demandais quel était son train ? Monsieur et madame étaient dans une chaise de poste anglaise, la fille et le valet de chambre dans un cabriolet ; un courrier français faisait tenir prêts les chevaux de relais. Que leur faut-il de plus que ces aises et ce plaisir ? La peste soit d'une jument aveugle ! Mais j'ai travaillé toute ma vie ; lui, il parle.

 

Le 11. - Gagné Aumale par Poix ; entré en Normandie. - 25 milles.

 

Le 12. - De là à Neufchâtel par le plus beau pays que j'aie vu depuis Calais. Nombreuses maisons de campagne appartenant aux marchands de Rouen. - 40 milles.

 

Le 13. - Ils ont bien raison d'avoir des maisons de campagne pour sortir de cette grande et vilaine ville, puante, étroite et mal bâtie, où l'on ne trouve que de l'industrie et de la boue. En Angleterre, quel tableau de constructions neuves offre une ville manufacturière florissante ! Le chœur de la cathédrale est entouré par une magnifique grille de cuivre massif. On y montre les tombeaux de Rollon, premier duc de Normandie, et de son fils ; de Guillaume Longue-Epée ; de Richard Cœur de lion, et de son frère Henry ; du duc de Bedford, régent de France ; d'Henry V, qui en fut roi ; du cardinal d'Amboise, ministre de Louis XII. Le tableau d'autel est une Adoration des bergers par Philippe de Champaigne. La vie à Rouen est plus chère qu'à Paris ; aussi les gens, pour ménager leur bourse, doivent-ils se serrer le ventre. À la table d'hôte de la Pomme-du-Pin nous étions seize pour le dîner suivant :
une soupe, environ 3 livres de bouilli, une volaille, un canard, une petite fricassée de poulet, une longe de veau d'environ 2 livres, et deux autres petits plats avec une salade ; prix 45 sous, plus 20 sous pour une pinte de vin ; en Angleterre, pour 20 d. (40 sous), on aurait un morceau de viande qui, littéralement, pèserait plus que tout ce dîner ! Les canards furent nettoyés si vivement, que je ne mangeai pas la moitié de mon appétit. De semblables tables d'hôte sont parmi les choses bon marché de France !

 

Parmi toutes les réunions sombres et tristes, la table d'hôte française occupe le premier rang ; pendant huit minutes, un silence de mort ; quant à la politesse d'entamer conversation avec un étranger, on ne doit pas s'y attendre. Nulle part on ne m'a dit un seul mot qu'en réponse à mes questions, Rouen n'a rien de particulier à cet égard. Le parlement est fermé, et ses membres relégués depuis un mois dans leurs maisons de campagne, pour refus d'enregistrer une nouvelle contribution territoriale. Je m'informai beaucoup du sentiment public, et vis que le roi personnellement, depuis son voyage ici, est plus populaire que le parlement, auquel on attribue la cherté générale. Rendu visite à M. d'Ambournay, auteur d'un traité sur la préférence à donner à la garance verte sur la garance sèche ; j'ai eu le plaisir de causer longuement avec lui sur différents sujets d'agriculture qui m'intéressaient.

 

Le 14. - Barentin. Traversé une forêt de pommiers et de poiriers. Le pays vaut mieux que les fermiers. Yvetot, plus riche encore, mais misérablement cultivé. - 21 milles.

 

Le 15. - Même pays jusqu'à Bolbec ; les clôtures me rappellent celles de l'Irlande : ce sont de hauts et larges talus en terre, avec des haies, des chênes et des hêtres en très bon état. Depuis Rouen, il y a une multitude de maisons de campagne qui me fait plaisir à voir ; partout des fermes et des chaumières, et, dans toutes les filatures de coton.
De même jusqu'à Harfleur. Les approches du Havre-de-Grâce indiquent une ville très florissante : les coteaux sont presque entièrement couverts de petites villas nouvelles ; on en élève de plus nombreuses ; quelques-unes sont si près l'une de l'autre, qu'elles forment presque des rues. La ville aussi s'agrandit considérablement. - 30 milles.

 

Le 16. - Il n'est pas besoin d'informations pour s'apercevoir de la prospérité de cette ville ; impossible de s'y méprendre : il y a plus de mouvement, de vie, d'activité que n'importe où j'aie été en France. On a loué dernièrement, pour trois ans, à raison de 600 liv. par an, une maison prise à bail pour dix ans, en 1779, à raison de 240 liv., sans aucun pot-de-vin ; il y a douze ans, on l'aurait eue pour 24 liv. Le goulet, formé par une jetée, est étroit ; mais il s'élargit en deux bassins oblongs, encombrés de plusieurs centaines de navires. Le commerce occupe tous les quais ; tout y est hâte, confusion et animation. On dit qu'un vaisseau de 50 peut y entrer, peut-être en ôtant ses canons. Ce qui vaut mieux, ce sont des navires marchands de 500 et 600 tonneaux. L'état du port a cependant donné de l'inquiétude : si on n'y eût pris garde le goulet se serait vite ensablé, mal qui va s'accroissant, et sur lequel on a consulté beaucoup d'ingénieurs. Le manque d'eau pour chasser ce que la mer apporte est si grand, qu'on a entrepris, aux frais du roi, un magnifique ouvrage, un vaste bassin, séparé de l'Océan par un mur, ou bien plutôt l'Océan lui-même a été emprisonné dans une maçonnerie solide de 700 yards de long, 5 de large, et dépassant de 10 ou 12 pieds le niveau de la haute marée ; et deux autres murs extérieurs, longs de 400 yards, larges de 3 yards, laissant entre eux un espace de 7 yards qu'on remplit de terre.
On espère, au moyen de ce bassin, obtenir assez d'eau pour nettoyer le port de toute obstruction. C'est un travail qui fait honneur au pays.

 

La Seine, vue de cette jetée, est remarquable ; elle a cinq milles de largeur ; de hautes terres forment son horizon sur la rive opposée, et les falaises de craie qui s'ouvrent pour lui laisser porter son énorme tribut à l'Océan sont grandes et pittoresques.

 

Rendu visite à M. l'abbé Dicquemarre, le célèbre naturaliste, chez qui j'ai eu le plaisir de rencontrer mademoiselle Le Masson Le Golft, auteur de quelques ouvrages agréables, entre autres l'Entretien sur le Havre, 1781, quand il ne comptait que 25 000 âmes. Le lendemain, M. de Reiseicourt (Récicourt), capitaine au corps royal du génie, pour lequel j'avais des lettres de recommandation, me présenta à MM. Hombert, qui prennent rang parmi les plus notables négociants de France. On dîna dans une de leurs maisons de campagne, en nombreuse société, de façon très somptueuse. Les femmes, les filles, les cousins et les amis de ces messieurs ont beaucoup d'enjouement, de grâce et d'instruction. L'idée de les quitter si tôt ne me revenait nullement, car leur société me semblait devoir rendre un plus long séjour très agréable. Il n'y a pas de mauvais penchant à aimer des gens qui aiment l'Angleterre, où ils ont été pour la plupart. - Nous avons assurément en France de belles, d'agréables et de bonnes choses ; mais on trouve une telle énergie dans votre nation !

 

Le 18. - Passé à Honfleur sur le paquebot, bateau ponté, qu'un fort vent du nord fit franchir ces 7 1/2 milles en une heure. Le fleuve était plus houleux que je croyais qu'un fleuve pût l'être. Honfleur est une petite ville très-industrieuse, avec un bassin rempli de navires, parmi lesquels des négriers (Guinea-men) aussi forts qu'au Havre.

 

Visité, à Pont-Audemer, M. Martin, directeur de la manufacture royale de cuirs. Je vis huit ou dix Anglais employés là (il y en a quarante en tout). L'un d'eux, du Yorkshire, me dit qu'on l'avait trompé pour le faire venir. Bien qu'ils fussent largement payés, la vie est très chère, au lieu d'être bon marché, comme on le leur avait donné à entendre. - 20 milles.

 

Le 19. - Pont-l'Évêque. En approchant de cette ville, la campagne devient plus riche, c'est-à-dire qu'il y a plus de pâturages ; l'ensemble en est singulier ; ce sont des vergers entourés de haies si épaisses et si bonnes, quoique composées d'osier avec quelques épines, que le regard peut à peine les pénétrer : beaucoup de châteaux épars, dont quelques-uns sont beaux, mais un chemin exécrable. Pont-l’Évêque est dans le pays d'Auge, célèbre par la grande fertilité de ses pâturages. Gagné Lisieux à travers la même riche contrée ; haies admirablement plantées ; le sol est divisé en nombreux enclos et très boisé. Descendu à l'hôtel d'Angleterre, nouvel établissement propre et bien monté ; j'y fus parfaitement traité et servi. - 26 milles.

 

Le 20. - Caen. Le chemin gravit une hauteur qui domine la riche vallée de Corbon, la plus fertile du pays d'Auge. Elle est remplie de beaux bœufs du Poitou, et se ferait remarquer dans le Leicester et le Northampton. - 28 milles.

 

Le 21. - Le marquis de Guerchy, que j'avais eu le plaisir de voir en Suffolk, était colonel du régiment d'Artois, en garnison ici ; j'allai lui rendre visite ; il me présenta à la marquise. Comme la foire de Guibray allait avoir lieu et qu'il s'y rendait lui-même, il me fit remarquer que je ne pouvais rien faire de mieux que de l'accompagner car cette foire était la deuxième de France. J'y consentis ; en chemin, nous passâmes par Bon pour dîner avec le marquis de Turgot, frère aîné du contrôleur général si justement célèbre ; lui-même est auteur de quelques mémoires sur les plantations, publiés dans les Trimestres de la Société royale de Paris. Il nous fit voir, en nous les expliquant, toutes ses plantations ; il se glorifie surtout des plantes étrangères, et j'eus le chagrin de m'apercevoir qu'il songeait un peu moins à leur utilité qu'à leur rareté. Ce travers n'est pas peu commun en France, non plus qu'en Angleterre. Je voulais, à chaque moment de cette longue promenade, amener la conversation des arbres sur la culture ; je fis même plusieurs efforts, mais en vain. On passa le soir au théâtre, jolie salle ; on donnait Richard Cœur de lion ; je ne pus m'empêcher de remarquer le grand nombre de jolies femmes. N'y a-t-il pas un antiquaire qui attribue la beauté, chez les Anglaises, au sang normand, ou qui pense, comme le major Jardine, que rien n'améliore autant les races que de les croiser ; à lire ses agréables voyages, on ne croirait pas qu'il y en ait aucune nécessité, et cependant, en regardant ces filles et en entendant leur musique, on ne saurait douter de son système.
Soupé chez le marquis d'Ecougal, à son château, à la Fresnaye. Si ces marquis de France n'ont pas de beaux produits en blés et en navets à me montrer, ils en ont de magnifiques d'une autre nature, de belles et élégantes filles, portraits charmants d'une agréable mère ; rien qu'à la première rougeur, je déclarai la famille tout aimable ; ces dames sont enjouées, gracieuses, intéressantes ; j'aurais voulu les mieux connaître, mais c'est le destin du voyageur d'entrevoir des occasions de plaisir pour les quitter aussitôt. Après souper, tandis qu'on jouait aux cartes, le marquis m'entretint de choses qui m'intéressaient. - 22 milles 1/2.

 

Le 22. - On vend, à cette foire de Guibray, pour 6 millions (262 500 l. st.) ; à Beaucaire, le montant est de 10. J'y trouvai une quantité considérable d'articles anglais, de la quincaillerie en entrepôt : des draps et des tissus de coton. - Une douzaine d'assiettes communes en imitation française, bien moins bonnes que les nôtres, valent 3 et 4 liv. ; je demandai au marchand (un Français), si le traité de commerce ne serait pas nuisible avec une telle différence. « C'est précisément le contraire, Monsieur ; quelque mauvaise que soit cette imitation, on n'a encore rien fait d'aussi bien en France ; l'année prochaine on fera mieux, nous perfectionnerons, et enfin nous l'emporterons sur vous. » Je le crois bon politique ; sans concurrence, aucune fabrication ne progresse. Une douzaine d'anglaises, à filets bleus ou verts, 5 livres 5 sous. Revenu à Caen dîné avec le marquis de Guerchy, lieutenant-colonel, le major de son régiment, et leurs femmes, nombreuse et charmante société. Visité l'abbaye des Bénédictins, fondée par Guillaume le Conquérant.
Superbe édifice, massif, solide, magnifique, avec de grands appartements et des escaliers de pierre dignes d'un palais. Soupé avec M. du Mesnil, capitaine au corps du génie, pour lequel j'avais des lettres ; il m'a présenté à l'ingénieur chargé du nouveau canal qui amènera à Caen des navires de 3 à 400 tonneaux, bel ouvrage à ranger parmi ceux qui font honneur à la France.

 

Le 23. - M. de Guerchy et l'abbé de *** m'ont accompagné à Harcourt, résidence du duc d'Harcourt, gouverneur de Normandie et du Dauphin. On me l'avait donné comme ayant le plus beau jardin anglais de France ; Ermenonville ne lui laisse pas ce rang, quoique le château y soit moins beau. Trouvé enfin un cheval pour essayer de poursuivre mon chemin un peu moins en Don Quichotte ; il ne me convint pas, il bronchait à chaque pas, était cher, et on demandait le prix d'un bon ; nous continuerons ensemble, mon aveugle ami et moi. - 30 milles.

 

Le 24. - Bayeux ; la cathédrale a trois tours, dont une est très légère, très élégante et richement sculptée.

 

Le 25. - Passé à Isigny, sur la route de Carentan, un bras de mer qui est guéable. En arrivant dans cette dernière ville, je me trouvai si mal par suite, je crois, de rhumes négligés, que j'eus peur de tomber malade ; je m'en ressentais dans tous mes membres, j'étais accablé d'une pesanteur générale. Je me couchai de bonne heure, et une dose de poudre d'antimoine provoqua chez moi une transpiration qui me soulagea assez pour reprendre mon voyage. - 23 milles.

 

Le 26. - Valognes ; de là jusqu'à Cherbourg le pays est très boisé et ressemble au Sussex. Le marquis de Guerchy m'avait prié de rendre visite à M. Doumerc, cultivateur très entreprenant, à Pierre-Buté près Cherbourg ; je le fis ; mais M. Doumerc était à Paris ; cependant son régisseur M. Baillio mit une grande courtoisie à me montrer et à m'expliquer tout. - 30 milles.

 

Le 27. - Cherbourg. J'avais des lettres de recommandation pour M. le duc de Beuvron, qui commande la ville, le comte de Chavagnac et M. de Meusnier, de l'Académie des sciences, traducteur des voyages de Cook ; le comte est à la campagne. J'avais tant entendu parler des fameux travaux entrepris pour faire ici un port, que je ne voulais pas attendre un moment de plus pour les voir : le duc m'accorda un laissez-passer ; je pris un bateau et me fis conduire à travers le port artificiel formé par les fameux cônes. Comme ce voyage peut être lu par des personnes n'ayant ni le temps, ni le désir de chercher dans d'autres livres la description de ces travaux, je ferai en quelques mots une esquisse des intentions qui y ont présidé et de l'exécution qui a suivi. De Dunkerque jusqu'à Brest la France n'a pas de port militaire ; encore le premier ne peut-il recevoir que des frégates. Cette lacune lui a été fatale plus d'une fois dans ses guerres avec notre pays, dont la côte plus favorisée offre non seulement, l'embouchure de la Tamise, mais aussi la magnifique rade de Portsmouth. Afin d'y remédier, on a conçu le projet d'une digue jetée en travers de la rade ouverte de Cherbourg. Mais la formation d'une enceinte capable d'abriter une flotte de guerre eût demandé une muraille si étendue, si exposée à de fortes marées, que la dépense eût été beaucoup trop grande pour que l'on y pensât, la réussite trop douteuse pour oser l'entreprendre.
On renonça donc à une jetée régulière, et on en adopta une partielle. Pour la former, on éleva dans la mer, sur toute la ligne que l'on voulait couvrir, des colonnes isolées en charpente et en maçonnerie, assez fortes pour résister à la violence de l'Océan ; elles en brisent les vagues et permettent d'établir une digue de l'une à l'autre. Ces colonnes ont reçu de leur forme le nom de cônes ; elles ont 140 pieds de diamètre à la base, 60 pieds au sommet, et 60 pieds de hauteur verticale ; enfoncées de 30 à 34 pieds, elles sont couvertes au reflux des plus hautes marées. Construits en chêne avec toutes les garanties de force et de solidité, ces énormes tonneaux à large base étaient, une fois terminés, chargés d'autant de pierres qu'il en fallait pour les couler ; chacun pesait alors 1 000 tonnes (de 2 000 livres). Afin de les faire flotter jusqu'à destination, on attachait tout autour avec des cordes 60 pièces vides de 10 pipes chaque, de nombreux vaisseaux les remorquaient en présence d'innombrables spectateurs. Au signal convenu, toutes les cordes sont coupées à la fois et l'énorme pilier s'engloutit ; il est alors rempli de pierres par des bateaux que l'on tient prêts chargés, et on le recouvre de maçonnerie. La capacité de chacun, jusqu'à 4 pieds de la surface seulement, est de 2 500 toises cubiques de pierre. Un nombre immense de navires sont ensuite occupés à construire de l'un à l'autre une chaussée de pierre, que l'on voit à marée basse au temps de la quadrature (neap tides). 18 cônes selon un certain projet, et 33 selon un autre, compléteront ce travail, qui ne laissera que deux passes, commandées par deux très beaux forts nouvellement construits, le fort Royal et le fort d'Artois, parfaitement bien approvisionnés, dit-on, car on ne les laisse pas voir, et munis d'un four à boulets rouges.
Le nombre de cônes dépend de l'espacement qui doit régner entre eux. J'en trouvai huit finis et la charpente de deux autres sur le chantier ; mais tout est arrêté par l'archevêque de Toulouse, grâces à ses plans de futures économies. Les quatre cônes dernièrement submergés, étant très exposés, sont maintenant en réparation ; on les a trouvés trop faibles pour résister à la furie des tempêtes et aux coups de mer par les vents d'ouest. Le dernier de tous est le plus endommagé : plus on avance, plus il en sera ainsi ; ce qui a fait croire à plusieurs habiles ingénieurs que le tout n'aboutira pas si l'on ne dépense pour le reste des sommes qui suffiraient à épuiser le revenu d'un royaume. Ce qu'il y a déjà de fait suffit à donner depuis quelques années à Cherbourg un nouvel aspect : il y a des maisons et jusqu'à des rues neuves, aussi l'annonce de la cessation des travaux a-t-elle été fort mal reçue. On dit qu'on y employait 3 000 ouvriers, y compris les carriers. Ces huit cônes seuls et la levée qui les accompagne ont rendu parfaitement sûre une partie considérable du port projeté. Deux vaisseaux de 40 y sont à l'ancre depuis 18 mois, par forme d'expérience, et quoiqu'il y ait eu d'assez fortes tempêtes pour éprouver le tout rigoureusement, et même, comme je l'ai dit, endommager beaucoup trois des cônes, ces vaisseaux n'ont pas ressenti la plus légère agitation ; sans rien ajouter de plus, c'est déjà un refuge pour une petite flotte. Si l'on continue, on devra construire des cônes plus fort, peut-être plus grands, et donner bien plus d'attention à leur solidité, on devra voir aussi s'il ne faut pas les rapprocher davantage : en tous cas la dépense sera presque double, mais toute dépense disparaît devant l'importance d'avoir un port de refuge si bien situé en cas de guerre avec l'Angleterre ; cette importance est immense, au moins aux yeux des habitants de Cherbourg.
Je remarquai, en traversant le port, que, tandis qu'en dehors de la digue la mer eût été bien rude pour un canot, elle était tout à fait paisible en deçà. Je montai sur deux de ces cônes, dont l'un portait cette inscription : « Louis XVI, sur ce premier cône échoué le 6 Juin 1784, a vu l'immersion de celui de l'est, le 23 juin 1786. »

 

En somme, le projet est grandiose et ne fait pas peu d'honneur à l'esprit d'entreprise de la génération actuelle en France. Une grande marine y est une idée favorite (que ce soit à tort ou à raison, c'est une autre question). Maintenant ce port fait voir que, quand ce grand peuple entreprend des travaux semblables, il sait trouver des génies audacieux pour en dresser le plan, et d'habiles ingénieurs pour le mettre à exécution d'une manière digne de ce royaume. Le duc de Beuvron m'avait invité à dîner mais je réfléchis que, si j'acceptais, il me faudrait la journée du lendemain pour voir les verreries ; je mis en conséquence les affaires avant les plaisirs et, demandant à ce gentilhomme une lettre qui m'en ouvrît l'entrée, j'y allai à cheval dans l'après-midi. Elles sont à environ trois milles de Cherbourg. M. de Faye, le directeur, m'expliqua le tout de la façon la plus obligeante.

 

Il ne faut pas s'arrêter à Cherbourg plus que le strict nécessaire. On m'y écorcha plus scandaleusement que dans aucune autre ville de France. Les deux meilleurs hôtels étant pleins, je fus forcé d'aller à la Barque, vilain trou, à peine meilleur qu'un toit à pourceaux, où, pour une misérable chambre toute malpropre, deux soupers se composant d'un plat de pommes, d'un peu de beurre, un peu de fromage plus quelques rogatons trop mauvais pour y toucher, et un pauvre dîner, on m'apporta un compte de 31 liv.(1 l. 7 s. 1 d.) ; on ne se contentait pas de me mettre la chambre à 3 liv. la nuit, mais on comptait encore l'écurie pour mon cheval, après d'énormes items pour l'avoine le foin et la paille.
C'est un abus qui ternit le caractère national. Je montrai, en passant, cette note à M. Baillio, qui cria au scandale ; il me dit qu'il ne fallait pas s'en étonner : ces gens, qui se retiraient du commerce, se faisaient une règle d'écorcher leurs hôtes de la bonne façon. Que personne ne passe à Cherbourg sans faire d'avance le prix de tout, jusqu'à la litière et à la stalle de son cheval, jusqu'au sel, au poivre et à la nappe de sa table. - 10 milles.

 

Le 28. - Retourné à Carentan, et, le 29, gagné, par un beau pays, bien enclos, Coutances, capitale du Cotentin. On y construit en terre d'excellentes habitations, de belles granges, et même des maisons à trois étages et d'autres bâtiments considérables. Cette terre (la plus convenable à cet emploi, est une glaise riche et noire) est pétrie avec de la paille ; après l'avoir étendue sur le terrain en couche épaisse d'environ 4 pouces, on la coupe en carrés de 9 pouces que l'on prend sur une pelle pour les donner au maçon qui fait le mur ; à chaque couche de 3 pieds, on laisse, comme en Irlande, sécher le mur, afin de pouvoir le continuer. Sa largeur est d'environ 2 pieds ; on fait dépasser d'un pouce en plus, pour couper cela ras, couche par couche. Si on les badigeonnait comme en Angleterre, ces murs feraient aussi bon effet que nos murs en lattes et en plâtre, et dureraient davantage. Dans les belles maisons, les encadrements des portes et des fenêtres sont en pierre. - 20 milles.

 

Le 30. - Beau paysage formé par la mer, les îles de Chaussey à 5 lieues de distance, Jersey, que l'on distingue clairement à 40 milles, et Granville, qui se montre sur un cap élevé. La beauté de cette ville disparaît quand on y entre : c'est un trou laid, étroit, sale et mal bâti. Aujourd'hui, jour de marché, on y voit cette foule d'oisifs commune en France. La baie de Cancale s'étendant à droite et le rocher conique de Saint-Michel s'élevant brusquement de la mer, portant un château au sommet, forment un ensemble très pittoresque. - 30 milles.

 

Le 31. - Entré en Bretagne par Pont-Orsin (Pontorson). La propriété semble être plus divisée que je ne l'ai vue jusque-là. Dans la ville épiscopale de Doll (Dol) une longue rue tout entière n'a pas de carreaux ; chétive apparence ! Le début en Bretagne me donne l'idée d'une bien pauvre province. - 22 milles.

 

Le 1er septembre. - Combourg. Le pays a un aspect sauvage ; la culture n'est pas beaucoup plus avancée que chez les Hurons, ce qui paraît incroyable au milieu de ces terrains si bons. Les gens sont presque aussi sauvages que leur pays, et leur ville de Combourg est une des plus ignoblement sales que l'on puisse voir. Des murs de boue, pas de carreaux, et un si mauvais pavé que c'est plutôt un obstacle aux passants qu'un secours. Il y a cependant un château, et qui est habité. Quel est donc ce M. de Chateaubriand, le propriétaire, dont les nerfs s'arrangent d'un séjour au milieu de tant de misère et de saleté ? Au-dessous de ce hideux tas d'ordures se trouve un beau lac entouré de hais bien boisées. Au sortir d'Hédé, beau lac appartenant à M. de Blassac, intendant de Poitiers ; superbes bois aux alentours.
Avec un peu de soin, on ferait de ceci un tableau délicieux. Il y a un château, des fenêtres duquel on ne voit que quatre rangées d'arbres, rien de plus, selon le style français. Dieu du goût, faut-il que le possesseur de ce château soit aussi celui de cet admirable lac ! Et cependant M. de Blassac a fait à Poitiers la plus belle promenade de France ! Mais le goût de la ligne droite et celui de la ligne sinueuse sont fondés sur des sentiments et des idées aussi séparés, aussi distincts que la peinture et la musique, la poésie et la sculpture. Le lac est poissonneux ; il y a des brochets de 36 liv., des carpes de 24, des perches de 4 et des tanches de 5. Jusqu'à Rennes, même confusion bizarre de déserts et de cultures ; pays moitié sauvage, moitié civilisé. - 31 milles.

 

Rennes est bien bâtie et a deux belles places, surtout celle de Louis XV, où se trouve sa statue. Le Parlement étant en exil, on ne peut voir la salle des séances. Le jardin des Bénédictins, appelé le Tabour, est remarquable ; mais ce qu'il y a de plus curieux à Rennes maintenant, c'est, aux portes de la ville, un camp formé par quatre régiments d'infanterie et deux de dragons, sous le commandement d'un maréchal de France, M. de Stainville. Le mécontentement du peuple, qui avait amené ces précautions, venait de deux causes : la cherté du pain et l'exil du Parlement. La première est fort naturelle ; mais ce que je ne puis entendre, c'est cet amour pour le Parlement ; car tous ses membres sont nobles comme ceux des états, et nulle part la distinction entre la noblesse et les roturiers n'est si tranchée, si insultante, si oppressive, qu'en Bretagne. On m'assura, cependant, que la population avait été poussée par toutes sortes de manœuvres et même par des distributions d'argent.
Les troubles présentaient une telle violence, avant que le camp ne fût établi, que la troupe fut incapable de maintenir l'ordre. M. Argentaise, pour lequel j'avais des lettres, eut la bonté de me servir de guide pendant les quatre jours que je passai ici. Il fait bon marché vivre à Rennes, et cela me frappe d'autant plus, que je sors de Normandie, où tout est à un prix extravagant. La table d'hôte, à la Grande-Maison, est bien tenue : à dîner il y a deux services abondamment pourvus d'excellents mets, et un très grand dessert bien composé ; à souper un bon service, un fort morceau de mouton et un délicieux dessert. Chaque repas se paye, avec le vin ordinaire, 40 sous ; pour 20 sous en plus, vous avez de très bon vin ; l'entretien du cheval 30 sous ; en tout cela ne fait (avec du vin de choix) que 6 livres 10 sous par jour ou 5 shill. 10 ds. Cependant on se plaint que le camp a fait hausser tous les prix.

 

Le 5. - Montauban. Les pauvres ici le sont tout à fait ; les enfants terriblement déguenillés, et plus mal peut-être sous cette couverture que s'ils restaient tout nus ; quant aux bas et aux souliers, c'est un luxe hors de propos. Une charmante petite fille de six à sept ans, qui jouait avec une baguette et souriait, avait sur elle de tels haillons, que mon cœur s'en serra : on ne mendiait pas, et quand je donnai quelque chose, on me parut plus surpris que reconnaissant. Le tiers de ce que j'ai vu de cette province me paraît inculte et la presque totalité dans la misère. Quel terrible fardeau pour la conscience des rois, des ministres, des parlements, des états, que ces millions de gens industrieux, livrés à la faim et à l'oisiveté par les exécrables maximes du despotisme et les préjugés non moins abominables d'une noblesse féodale ! Couché au Lion-d'Or, affreux bouge. - 20 milles.
Le 6. - L'aspect est le même jusqu'à Brooms (Broons) ; mais près de cette ville il devient plus agréable, le terrain étant plus accidenté.

 

Lamballe. - Plus de cinquante familles nobles passent l'hiver dans cette petite ville et vivent sur leurs biens en été. Il y a probablement autant d'extravagance et de sottise, et, pour ce que j'en sais, autant de bonheur dans leurs cercles que dans ceux de Paris. Ici et là on ferait bien mieux de cultiver ses terres et de donner du travail aux malheureux. - 30 milles.

 

Le 7. - Le pays change immédiatement au delà de Lamballe. Le marquis d'Urvoy, que j'ai connu à Rennes, et qui possède un beau domaine à Saint-Brieuc, m'avait donné une lettre pour son intendant ; celui-ci y a fait honneur. - 12 milles 1/2.

 

Le 8. - Jusqu'à Guingamp ; contrée sombre couverte d'enclos. Passé Châteaulandren (Chatelaudren) et entré en Basse-Bretagne : on reconnaît au premier coup d'œil un autre peuple. On rencontre une quantité de gens n'ayant d'autre réponse à vos questions que : « Je ne sais pas ce que vous dites», ou : «Je n'entends rien.» Entré à Guingamp par des portes, des tours, des fortifications qui paraissent de la plus vieille architecture militaire : tout annonce l'antiquité et est en parfait état de conservation. L'habitation des pauvres gens est loin d'être si bonne : ce sont de misérables huttes de boue, sans vitres, presque sans lumière ; mais il y a des cheminées en terre. J'en étais à mon premier somme à Belle-Isle quand l'aubergiste vint à mon chevet et tira le rideau en faisant tomber une pluie d'araignées, pour me dire que j'avais une jument anglaise superbe, et qu'un seigneur voulait me l'acheter.
Je lui jetai à la tête une demi-douzaine de fleurs d'éloquence française pour son impertinence ; alors il jugea prudent de nous laisser en paix, moi et les araignées. Il y avait grande partie de chasse. Ce doivent être des chasseurs de première force que ces seigneurs bas-bretons pour arrêter leur admiration sur une jument aveugle. À propos des races de chevaux en France, cette jument m'avait coûté 23 guinées lors de la cherté des chevaux en Angleterre, et en avait été vendue 16 quand ils étaient un peu meilleur marché : on peut s'en faire une idée ; cependant on l'admira, et beaucoup, et souvent pendant ce voyage, et en Bretagne elle rencontra rarement d'égale. Cette province, et la même chose arrive en Normandie, est infestée de mauvaises rosses d'étalons, perpétuant la malheureuse race que l'on rencontre partout. Le vilain trou qui s'intitule la Grande-Maison est la meilleure auberge d'une station de poste sur la grande route de Brest ; des maréchaux de France, des ducs, des pairs, des comtesses, etc., etc., doivent s'y être arrêtés de temps à autre, selon les accidents auxquels on est sujet dans les longs voyages. Que doit-on penser d'un pays qui, au XVIIIe siècle, n'a pas de meilleurs abris pour les voyageurs ! - 30 milles.

 

Le 9. - Morlaix est le port le plus singulier que j'aie vu. Dans une vallée juste assez large pour contenir un beau canal, on voit deux quais et deux rangées de maisons ; en arrière s'élève la montagne, abrupte et boisée d'un côté, semée de jardins, de roches et de broussailles de l'autre ; l'effet en est charmant et romantique. Commerce assez lourd à présent, mais très florissant pendant la guerre. - 20 milles.

 

Le 10. - Jour de foire à Landivisier (Landivisiau), ce qui me donne l'occasion de voir réunis nombre de Bas-Bretons et de leurs bestiaux. Les hommes portent de larges culottes, plusieurs ont les jambes nues, et la plupart sont en sabots ; ils ont les traits fortement accentués comme les Gallois, et un air moitié énergique, moitié nonchalant ; ils sont grands de taille, larges de poitrine et carrés d'épaules. Les femmes, même jeunes, sont tellement ridées par la fatigue, qu'elles perdent l'air de douceur naturel à leur sexe. Le premier coup d'œil les fait reconnaître pour absolument différents des Français. N'est-ce pas un miracle de les retrouver ainsi, avec leur langage, leurs mœurs, leurs costumes, après treize cents ans de séjour sur cette terre ? - 35 milles.

 

Le 11. - J'avais des lettres de personnes fort recommandables pour d'autres personnes aussi très recommandables de Brest, à l'effet de m'obtenir l'entrée des arsenaux. Ce fut en vain.

 

M. le chevalier de Tredairne fit en ma faveur des instances très pressantes auprès du commandant : mais l'ordre de ne laisser pénétrer qui que ce fût, Français ou étranger, était trop strict pour qu'on osât l'enfreindre, à moins que sur un avis exprès du ministre de la marine, rarement donné, et auquel on n'obéit qu'à contre-cœur. M. Tredairne me dit que cependant lord Pembroke l'avait visité, il y avait peu de temps, en vertu d'une telle dépêche ; et lui-même fit la remarque, voyant bien qu'elle ne m'échapperait pas, qu'il était singulier de montrer ce port à un général anglais, gouverneur de Portsmouth, pour en refuser la vue à un fermier. Il m'assura cependant que le duc de Chartres n'avait pas été plus heureux ces jours passés.
La musique de Grétry, qui, sans avoir de largeur, est franche et même élégante, n'était pas de nature à me mettre de bonne humeur ; le théâtre donnait Panurge. Brest est une ville bien bâtie, à belles rues régulières, et le quai, avec ses vaisseaux de ligne et ses autres navires, a beaucoup de cette vie et de ce mouvement qui animent les ports de mer.

 

Le 12. - Retourné à Landerneau. Le maître du Duc-de-Chartres, la meilleure auberge et la plus propre de l'évêché, vint me dire qu'il y avait là un monsieur, un homme comme il faut, et que le dîner serait meilleur si nous le prenions ensemble : De tout mon cœur. C'était un noble Bas-Breton, avec une épée et un misérable petit bidet très agile. Ce seigneur ignorait que le duc de Chartres de l'autre jour fût autre que celui qui était dans la flotte de M. d'Orvilliers. Pris la route de Nantes. - 25 milles.



Le 13. - Pays plus accidenté jusqu'à Châteaulin ; le tiers en est inculte. Région bien inférieure au Léon et à Tréguier ; aucun effort, aucune marque d'intelligence ; tout près cependant du grand marché de Brest et sur un bon terrain. Quimper, quoique ce soit un évêché, n'a de remarquable que sa promenade, une des plus belles de France. - 25 milles.

 

Le 14. - En sortant de Quimper, on voit un peu plus de culture, mais ce n'est que pour un instant. Déserts, déserts et déserts. Arrivé à Quimperlay (Quimperle). - 27 milles.

 

Le 15. - Même aspect sombre jusqu'à Lorient, mais quelques traces de culture et beaucoup de bois. Lorient était si plein de badauds venus pour assister au lancement d'un vaisseau de guerre, que je ne trouvai à l'Épée-Royale ni lit pour moi, ni place pour mon cheval. Au Cheval-Blanc, misérable trou, je plaçai mon compagnon au milieu de vingt autres empilés comme des harengs en caque ; mais moi je n'obtins rien. Le duc de Brissac, avec sa suite, ne fut pas plus heureux. Si le gouverneur de Paris ne put sans peine trouver à coucher dans Lorient, il ne faut pas s'étonner des obstacles que rencontra A. Young. J'allai sur-le-champ remettre mes lettres. Je trouvai M. Besné, négociant, chez lui ; il me reçut avec une cordialité sincère, préférable à un million de cérémonies, et, lorsqu'il sut ma position, il m'offrit, dans sa maison, une hospitalité que j'acceptai. Le Tourville, de quatre-vingt-quatre canons, devait être lancé à trois heures ; on remit au lendemain, à la grande joie des aubergistes, heureux de retenir un jour encore cet essaim d'étrangers. J'aurais voulu que le vaisseau les étranglât, car je n'avais en tête que ma pauvre jument, exposée toute la nuit au milieu des rosses de Bretagne. Cependant une pièce de douze sous au valet d'écurie la mit considérablement à l'aise. La ville est moderne et régulière ; les rues partent en divergeant de la porte, et sont coupées à angle droit par d'autres, larges, bien bâties et bien pavées : beaucoup de maisons ont vraiment bon air. Mais ce qui fait l'importance de Lorient, c'est l'entrepôt du commerce des Indes, qui renferme les navires et les magasins de la Compagnie. Ces derniers sont réellement grandioses, et annoncent la royale munificence dont ils tirent leur origine.
Ils ont plusieurs étages, sont construits en voûte, d'un grand style et d'une immense étendue. Mais il leur manque, au moins à présent, comme à tant d'autres superbes établissements en France, la vigueur et le mouvement d'un commerce actif. Les affaires ici semblent insignifiantes. Trois vaisseaux de quatre-vingt-quatre, le Tourville, l'Éole et le Jean-Bart, et une frégate de trente-deux sont en chantier. On m'assura qu'il n'avait fallu que neuf mois pour la construction du Tourville. Le port a de la vie ; quinze vaisseaux de ligne stationnés ici à l'ordinaire, quelques navires de la Compagnie des Indes et d'autres marchands, en font un agréable tableau. Une belle tour ronde en pierre blanche, de cent pieds de haut, légère et gracieuse dans ses proportions, et portant une balustrade au sommet, sert aux vigies et aux signaux. Mon hôte est un homme simple et franc, avec quelques idées originales qui lui donnaient plus d'intérêt ; il a une charmante fille, qui me distrait par son chant, qu'elle accompagne sur la harpe. Le lendemain matin, le Tourville descendit à flot au bruit de la musique des régiments et des acclamations de milliers de spectateurs. Quitté Lorient, arrivé à Hennebont. - 7 1/2 milles.

 

Le 17. - Traversé, en allant à Auray, les dix-huit milles les plus pauvres que j'aie encore vus en Bretagne. Bonnes maisons de pierre, couvertes d'ardoises, mais sans vitres. Auray a un petit port et quelques sloops, ce qui donne toujours de la gaieté à une ville. Jusqu'à Vannes, campagne variée, mais les landes dominent. Vannes n'est pas sans importance, mais son port et sa promenade en font la principale beauté.

 

Le 18. - Musiliac (Muzillac). On a en vue Belle-Isle et les îles plus petites d'Hédic (Haëdic) et d'Honat (Houat). Si Musiliac ne peut se vanter d'autre chose, il le peut au moins de son bon marché. J'eus pour dîner deux bons poissons plats, des huîtres, de la soupe, un beau rôti de canard, avec un ample dessert consistant en raisin, poires, noix, biscuits et liqueur, une pinte d'excellent bordeaux ; ma jument, outre le foin, reçut trois quarts de peck (soit 7 litres) d'avoine, pour 56 sous ; 2 sous à la fille et autant au garçon, font en tout 3 fr. Jusqu'à la Roche-Bernard, des landes, des landes, des landes ! La hardiesse des rives de la Vilaine la rend pittoresque, il n'y a pas d'ennuyeuses plaines ; elle a les deux tiers de la largeur de la Tamise à Westminster, et serait égale à quelque rivière que ce soit si ses bords étaient boisés ; mais ce ne sont que les déserts du reste du pays. - 33 milles.

 

Le 19. - Fait un détour sur Auvergnac, château du comte de La Bourdonnaye, pour lequel j'avais une lettre de la duchesse d'Anville ; c'était la personne qui pouvait le mieux me renseigner sur la Bretagne, ayant été pendant vingt-cinq ans premier syndic de la noblesse. On aurait à plaisir amoncelé les pentes et les rochers, que l'on aurait eu peine à faire un plus mauvais chemin que ces cinq milles ; si j'eusse pu mettre autant de foi que les bonnes gens de campagne dans deux morceaux de bois attachés ensemble, je me serais signé ; mais mon aveugle ami, avec une sûreté de pied incroyable, m'amena sain et sauf à travers de tels endroits ; sans mon habitude journalière du cheval, j'aurais tremblé d'abord, quand même ma monture aurait eu d'aussi bons yeux que ceux d'Éclipse ; car je suppose qu'un beau coureur, sur la vélocité duquel tant d'imbéciles étaient prêts à aventurer leur argent, devait avoir des yeux aussi bons que ses jambes.
Un tel chemin desservant plusieurs villages et le château de l'un des premiers seigneurs du pays montre quel doit être l'état de la société ; pas de communications, de voisinage ; aucune des occasions de dépenses naissant de la compagnie, une vraie retraite pour épargner ce qu'on dépensera dans les villes. Le comte me reçut avec beaucoup de politesse ; je lui exposai mes motifs et mon plan de voyage, qu'il voulut bien louer avec chaleur, exprimant sa surprise que j'aie entrepris une aussi grosse affaire que l'examen de la France sans être encouragé par mon gouvernement. Je lui expliquai qu'il connaissait très peu ce gouvernement, s'il supposait qu'il donnerait un schelling pour une entreprise agricole ou pour son auteur ; qu'il importait peu que le ministre fût whig ou tory, que le parti de la charrue n'en comptait pas un dans ses rangs ; qu'enfin l'Angleterre, qui comptait plusieurs Colberts, n'avait pas un Sully. Ceci nous mena à une conversation intéressante sur la balance de l'agriculture, de l'industrie et du commerce, et les moyens de les encourager. En réponse à ses questions, je lui fis comprendre quels sont leurs rapports en Angleterre et comment notre culture florissait à la barbe des ministres, par la seule protection que la liberté civile donne à la propriété ; que, par conséquent, sa situation était pauvre en regard de ce qu'elle eût été, si on lui avait donné les mêmes secours qu'au commerce et à l'industrie. J'avouai à M. de La Bourdonnaye que sa province ne me semblait rien avoir que des privilèges et de la misère. Il sourit, me donna quelques explications importantes ; mais jamais noble n'approfondira cette question comme elle le devrait être, car c'est à lui que sont départis ces privilèges ; au peuple la pauvreté.
Il me fit voir des plantations très belles et très florissantes qui l'abritent complètement de chaque côté, même du sud-ouest, quoique si près de la mer. De son jardin on voit Belle-Isle et les autres, et un petit roc qui lui appartient. Il me dit que le roi d'Angleterre le lui prit après la victoire de sir Edw. Hawkes, mais que Sa Majesté voulut bien le lui laisser après une nuit de possession. - 20 milles.

 

Le 20. - J'ai pris congé de M. et de madame de La Bourdonnaye, très charmé de leur courtoisie et de leurs amicales attentions. Des collines près de Saint-Nazaire on a une belle vue de l'embouchure de la Loire ; mais des rives trop basses lui enlèvent l'air de grandeur que des promontoires élevés donnent au Shannon. À droite, à l'infini, se gonfle le sein de l'Atlantique. Savinal (Savenay) est le séjour de la misère. - 33 milles.

 

Le 21. - Rencontré un essai d'amélioration au milieu de ces déserts, quatre bonnes maisons de pierre et quelques acres recouverts de pauvre gazon, qui cependant avaient été défrichés ; mais tout cela est redevenu presque aussi sauvage que le reste. Je sus ensuite que cette amélioration, comme on l'appelle, avait été tentée par des Anglais aux frais d'un gentilhomme qu'ils avaient ruiné aussi bien qu'eux-mêmes. Je demandai comment on s'y était pris. Après un écobuage, on avait fait du froment, puis du seigle, puis de l'avoine. Et toujours, toujours il en est ainsi ! Les mêmes sottises, les mêmes bévues, la même ignorance ; et puis tous les imbéciles du pays ont été dire, comme ils le disent encore, que ces déserts ne sont bons à rien. À mon grand étonnement je vis, chose incroyable, qu'ils s'étendaient jusqu'à trois milles de la grande ville commerciale de Nantes : voilà un problème et une leçon à méditer, mais pas à présent.
Après mon arrivée, je suis allé de suite au théâtre, construit tout récemment en belle pierre blanche. La façade a un superbe portique de huit colonnes corinthiennes fort élégantes ; quatre autres en dedans séparent ce portique d'un vestibule majestueux. À l'intérieur, ce n'est qu'or et peinture, le coup d'œil d'entrée me frappa grandement. La salle est, je crois, deux fois aussi grande que celle de Drury-Lane et cinq fois plus magnifique. Comme c'était un dimanche, la salle était comble. Mon Dieu ! m'écriai-je intérieurement ; est-ce à un tel spectacle que mènent les garennes, les landes, les déserts, les bruyères, les buissons de genêt et d'ajonc et les tourbières que j'ai traversés pendant 300 milles ? Quel miracle que toute cette splendeur et cette richesse des villes en France n'aient aucun rapport avec l'état de la campagne ! Il n'y a pas de transitions graduelles : la médiocrité aisée et la richesse, la richesse et la magnificence. D'un bond vous passez de la misère à la prodigalité, de mendiants dans leur hutte de boue à Mademoiselle Saint-Huberti, dans des spectacles splendides à 500 liv. par soirée (21 liv. st. 17 sh. 6 d.). La campagne est déserte, ou si quelque gentilhomme l'habite, c'est dans quelque triste bouge, pour épargner cet argent, qu'il vient ensuite jeter dans les plaisirs de la capitale. - 20 milles.

 

Le 22. - Remis mes lettres. - Autant que le comporte l'agriculture, mon objet principal, je dois acquérir toutes les notions sur le commerce que je puis obtenir des négociants, car il est facile d'avoir d'utiles renseignements en abondance sans poser de questions, qui mettront la personne interrogée dans l'embarras, et même sans en poser aucune.
M. Riédy se montra très civil et satisfit à beaucoup de mes demandes ; je dînai une fois avec lui et vis avec plaisir la conversation se tourner sur le sujet important de la situation respective de la France et de l'Angleterre dans le commerce, particulièrement celui des Antilles. J'avais aussi une recommandation pour M. Espivent, conseiller au Parlement de Rennes, dont le frère, M. Espivent de la Villeboisnet, est un des notables négociants d'ici. On ne saurait être plus obligeant que ces deux messieurs ; leur conduite envers moi fut pleine d'attention et de cordialité : ils rendirent mon séjour en cette ville à la foi instructif et agréable. La ville a, dans ses nouvelles constructions, un signe de prospérité qui ne trompe jamais. Le quartier de la Comédie est magnifique, toutes les rues sont en pierre de taille et se coupent à angle droit. Je ne sais si l'Hôtel de Henri IV n'est pas le plus beau de l'Europe : celui de Dessein, à Calais, a de plus grandes dimensions ; mais il n'est ni construit, ni distribué, ni meublé comme celui-ci, que l'on vient d'achever. Il revient à 400 000 livres, avec le mobilier (17 500 liv. st.), et se loue 14 000 1. (6121. st. 10 sh.) par an, la première année ne comptant pas. Il y a 60 lits de maître et une écurie pour 25 chevaux. Les appartements de deux pièces, très convenables, se payent 6 liv. par jour ; une belle pièce 3 liv. Les commerçants ne donnent que 5 liv. pour le dîner, le souper, le vin et la chambre, et 35 sous pour leur cheval. C'est sans comparaison le premier des hôtels où je suis descendu en France ; il est de plus très bon marché. Situé sur une petite place, près du théâtre, de manière aussi commode pour le plaisir et le commerce que le peuvent souhaiter ceux qui recherchent l'un ou l'autre.
Le théâtre a coûté 450 000 liv., et se loue aux comédiens 17 000 l. par an ; plein, il donne 120 louis d'or. Le terrain de l'hôtel a été acheté 9 liv. le pied carré ; dans quelques quartiers de la ville, il se vend jusqu'à 15 liv. Cette valeur du terrain conduit à donner aux maisons une hauteur qui en enlève la beauté. Le quai n'a rien de remarquable, le fleuve est embarrassé d'îles ; mais plus loin, du côté de la mer, s'élève une longue file de maisons régulières. Une institution commune aux grandes villes commerciales de France, mais florissant particulièrement à Nantes, c'est une chambre de lecture, ce que nous appellerions un book-club, qui ne se défait pas de ses livres, mais en forme une bibliothèque. Il y a trois salles : une pour la lecture, une pour la conversation, la dernière pour la bibliothèque. En hiver on y trouve un bon feu et des bougies (de cire). Messieurs Espivent eurent la bonté de m'accompagner dans une excursion sur l'eau, pour voir l'établissement de M. Wilkinson, pour forer les canons, situé dans une île de la Loire en aval de Nantes. Jusqu'à la venue de ce célèbre manufacturier anglais, on ignorait en France cette méthode de fondre les canons massifs pour les roder ensuite. L'appareil de Wilkinson, pour quatre canons, mû par des roues hydrauliques, est maintenant en œuvre ; mais on vient de construire une machine à vapeur avec un nouvel appareil pour en forer sept de plus. M. de la Motte, qui a la direction du tout, nous montra aussi un modèle de cette machine de 6 pieds de long, 5 de haut sur 4 ou 5 de large, qu'il mit en mouvement devant nous, en faisant un petit feu sous une chaudière qui ne dépasse pas les dimensions d'une grande théière. C'est une des machines que j'aie vue qui aient le plus d'intérêt pour un physicien voyageur.

 

Nantes est aussi enflammé pour la cause de la liberté qu'aucune ville de France ; les conversations dont je fus témoin m'ont fait voir l'incroyable changement qui s'est opéré dans l'esprit des Français, et je ne crois pas possible pour le gouvernement actuel de durer un demi-siècle de plus, si les talents les plus éminents et les plus courageux ne tiennent le gouvernail. La révolution d'Amérique en entraînera une autre en France, si le gouvernement n'y prend garde.

 

Le 23. - Un des douze prisonniers de la Bastille est arrivé ici ; c'était le plus violent de tous, et sa détention a été loin de lui apprendre à se taire.

 

Le 25. - Ce n'est pas sans regrets que j'ai quitté une société à la fois intelligente et agréable, et il me serait pénible de ne pas espérer au moins de revoir MM. Espivent. Il y peu de chances pour que je revienne à Nantes ; mais s'ils retournaient une seconde fois en Angleterre, j'ai la promesse de leur visite à Bradfield. Le plus jeune d'entre eux a passé, avec lord Shelburne à Bowood, une quinzaine qu'il se rappelle avec beaucoup de plaisir ; le colonel Barré et le docteur Priestley s'y trouvaient en même temps. Jusqu'à Ancenis, tout est en enclos ; nombreuses villas pendant les sept premiers milles. - 22 1/2 milles.

 

Le 26. - Tableau des vendanges. Je ne l'avais jamais vu avant aussi bien qu'ici ; les fortes pluies de l'automne dernier en faisaient un triste spectacle. À ce moment de l'année, tout est vie et activité. Les alentours sont divisés en nombreux enclos par de belles haies. Superbe vue de la Loire, du dernier village de Bretagne ; il y a une grande barrière qui traverse le chemin, et des douanes pour la visite de tout ce qui vient de là.
La Loire prend ici les proportions d'un grand lac ; des bois l'environnement sur chaque rive, ce qui est rare pour ce fleuve. Des villes, des clochers, des moulins à vent, un bel horizon, de charmantes campagnes, couvertes de vignobles, donnent à ce fleuve autant de gaieté qu'il a de noblesse. Entré en Anjou par d'immenses prairies. Traversé Saint-Georges et pris la route d'Angers. Après avoir perdu la Loire de vue pendant dix milles, je la retrouve dans cette ville. Des lettres de M. de Broussonnet m'attendaient ; mais ce monsieur n'avait pu savoir dans quelle partie de l'Anjou résidait le marquis de Tourbilly. Il m'était si important de trouver la ferme où ce gentilhomme a fait les admirables défrichements décrits dans son Mémoire sur ce sujet, que je me déterminai d'y aller, à quelque distance que ce fût de mon chemin. - 30 milles.

 

Le 27. - Parmi mes lettres j'en avais pour M. de la Livonière, secrétaire perpétuel de la Société d'agriculture d'Angers ; je le trouvai à sa maison de campagne, à deux lieues d'ici ; lorsque j'arrivai, il était à table avec sa famille ; comme il n'était pas midi, je pensais avoir évité cette maladresse ; mais lui-même et madame prévinrent mon embarras par leurs instances cordiales de les imiter, et, sans faire le moindre dérangement d'aucune sorte, me mirent tout d'un coup à mon aise, devant un dîner médiocre, mais assaisonné de tant de laisser-aller et d'entrain, que je le trouvai plus à mon goût que les tables le plus splendidement servies. Une famille anglaise à la campagne, de même rang, et prise de même à l'improviste, vous recevrait avec une politesse anxieuse et une hospitalité inquiète : après vous avoir fait attendre que l'on change en toute hâte la nappe, la table, les assiettes, le buffet, le bouilli et le rôti, on vous donnerait un si bon dîner, que, soit crainte, soit lassitude, personne de la famille ne trouverait un mot de conversation, et vous partiriez chargé de vœux faits de bon cœur de ne vous revoir jamais.
Cette sottise, si commune en Angleterre, ne se voit pas en France : les gens y sont tranquilles chez eux et font tout de bonne grâce.

 

M. de la Livonière s'entretint longuement de mon voyage, qu'il loua beaucoup ; mais il lui sembla extraordinaire que ni le gouvernement, ni l'Académie des sciences, ni celle d'agriculture ne m'en payent au moins les frais. Cette idée est tout à fait française : ils ne comprennent pas qu'un particulier quitte ses affaires ordinaires pour le bien public sans que le public le paye, et il ne m'entendait pas non plus quand je lui disais qu'en Angleterre, tout est bien, hors ce que fait le gouvernement. Je fus très contrarié qu'il ne pût m'indiquer la demeure de feu le marquis de Tourbilly ; car il serait fâcheux de traverser la province sans la trouver, pour m'entendre dire après qu'à mon insu j'en suis passé à quelques milles. Retourné le soir à Angers. - 20 milles.

 

Le 28. - La Flèche. Le château de Duretal, appartenant à la duchesse d'Estissac, s'élève fièrement au-dessus de la petite ville de ce nom et sur les bords d'une belle rivière, dont les pentes, exposées au midi, sont couvertes de vignes. Le pays est gai, sec et d'un séjour agréable. J'ai demandé à plusieurs messieurs la résidence du marquis, toujours en vain. Ces trente milles de chemin jusqu'à La Flèche sont superbes ; il est sablé, uni et tenu dans un ordre admirable. La Flèche est une jolie petite ville, propre et assez bien bâtie sur la rivière qui passe à Duretal, et que les bateaux remontent jusqu'ici ; mais le commerce est insignifiant. Mon premier soin en arrivant ici, comme partout ailleurs en Anjou, fut de m'enquérir du marquis.
Je persistai jusqu'à ce que j'appris qu'il y avait à peu de distance de La Flèche un endroit appelé Tourbilly, mais qui n'était pas mon affaire, car on n'y connaissait pas de marquis de Tourbilly, mais un marquis de Galway qui tenait ce domaine de son père. Ceci m'embarrassait de plus en plus, et je renouvelai mes recherches avec tant de ténacité, que bien du monde crut que j'en avais perdu la tête à moitié. À la fin je rencontrai une dame âgée qui résolut la difficulté : elle m'assura que le domaine de Tourbilly, à quinze milles de La Flèche, était bien ce que je cherchais ; qu'il appartenait à un marquis de ce nom, lequel lui semblait, en effet, avoir écrit quelques livres ; que ce marquis était mort insolvable, et sa propriété avait été achetée par le père du marquis de Galway actuel. Je n'en demandai pas davantage et me décidai à prendre un guide le lendemain matin pour visiter les restes de ces travaux, puisque je ne pouvais voir leur auteur. La mention de sa mort en état d'insolvabilité me fit beaucoup de peine ; c'était un mauvais commentaire à son livre, et je prévoyais que quiconque je rencontrerais à Tourbilly n'aurait que des risées pour une agriculture qui avait ruiné le domaine où on l'avait mise en pratique. - 30 milles.

 

Le 29. - Ce matin, j'ai exécuté mon projet. Le paysan qui me servait de guide étant doué de deux bonnes jambes, il me conduisit à travers les bruyères dont le marquis parle dans son Mémoire. Elles paraissent sans bornes, et l'on me dit que je pourrais voyager bien des jours sans voir autre chose ; quel champ d'amélioration pour créer, non pas pour perdre des domaines. À la fin, nous arrivâmes à Tourbilly, pauvre hameau composé de quelques maisons éparses dans une vallée entre deux hauteurs encore incultes ou couvertes de bruyères.
Le château est au milieu ; on y arrive par de belles avenues de peupliers. Je ne puis décrire aisément la curiosité inquiète que je ressentais en visitant chaque coin de la propriété : il n'y avait pas une baie, un arbre, un buisson, qui n'eût pour moi de l'intérêt. Longtemps avant d'avoir pu me procurer l'original du Mémoire sur les défrichements, j'en avais lu la traduction dans l'Agriculture de M. Mill, dont c'était, à mon avis, la partie la plus intéressante, et m'étais résolu, si jamais j'allais en France, de visiter des travaux dont la description m'avait fait tant de plaisir. Je n'avais ni lettre ni recommandation pour le propriétaire actuel, le marquis de Galway. En conséquence, je lui exposai simplement ce fait, que j'avais lu avec tant de plaisir le livre de M. de Tourbilly, que je désirais vivement voir les choses qui y sont rapportées. Il me répondit sur-le-champ en bon anglais, me reçut avec une politesse si cordiale et de telles expressions d'estime pour l'objet de mon voyage, qu'il me mit parfaitement à l'aise avec moi-même, et par suite avec tout ce qui m'entourait. Il commanda un déjeuner à l'anglaise et donna des ordres pour qu'un homme nous accompagnât dans cette excursion. Je désirai que ce fût le plus vieil ouvrier du temps de feu le marquis. Je fus satisfait d'apprendre qu'il y en avait un qui l'avait servi dès le commencement des travaux. À déjeuner, M. de Galway me présenta son frère, qui, lui aussi, parle anglais ; il regretta de ne pouvoir me faire connaître madame de Galway ; mais elle était en couches. Il me fit ensuite l'histoire de l'acquisition de ce château par son père. Son arrière-grand-père s'était établi en Bretagne du temps que Jacques Il fuyait le trône ; plusieurs membres de la famille vivent encore dans le comté de Cork, près de Lotta.
Son père s'était rendu fameux dans cette province par son habileté agricole, et en récompense d'améliorations faites sur les landes, les états lui avaient donné dans Belle-Isle une vaste étendue, qui appartient encore à son fils. Ayant appris que le marquis de Tourbilly était entièrement ruiné, et que ses biens d'Anjou allaient être vendus par les créanciers, il les examina, et trouvant la terre susceptible d'être amendée, acheta Tourbilly pour 15 000 louis d'or, marché fort avantageux, bien qu'avec le domaine il ait aussi acheté quelques procès. Il y a environ 3 000 arpents presque contigus, la seigneurie de deux paroisses, avec la haute justice, etc., etc., un beau château, vaste et commode, des communs très complets, et beaucoup de plantations, œuvres de l'homme célèbre dont je m'enquérais. Je respirais à peine en arrivant à l'histoire de la ruine d'un si grand innovateur. « Vous êtes malheureux qu'un homme se soit ruiné par cet art que vous aimez tant. » C'était la vérité. Mais il me remit à mon aise en m'annonçant que cela ne serait jamais arrivé si le marquis se fût contenté de faire valoir et d'améliorer ses domaines. Un jour, comme il cherchait de la marne, sa mauvaise étoile lui fit découvrir une veine de terre parfaitement blanche, ne donnant pas d'effervescence avec les acides. Il crut avoir du kaolin, montra sa terre à un fabricant, qui la déclara excellente. Son imagination s'enflamma ; il crut changer Tourbilly en une grande ville en y créant une manufacture de porcelaine. Il entreprit tout à ses frais, éleva les bâtiments, réunit tout ce qu'il fallait hors le capital et le savoir-faire. À force d'essais, il fit de la bonne porcelaine, fut volé par ses agents et ses ouvriers, puis ruiné. Une savonnerie qu'il établit également, ainsi que plusieurs procès à propos d'autres biens, contribuèrent aussi à sa perte ; ses créanciers saisirent le domaine, en lui permettant de l'administrer jusqu'à sa mort.
C'est alors qu'il fut vendu. La seule partie de ce récit qui diminua mes regrets fut que, bien que marié, il n'avait pas laissé d'enfants ; de sorte que ses cendres dormiront en paix sans être avilies par une postérité misérable. Ses ancêtres avaient acquis ce bien par mariage dans le quatorzième siècle. M. Galway réitéra ses assurances que les améliorations du marquis ne lui avaient porté aucun préjudice ; elles ne furent ni bien exécutées, ni assez largement conduites par lui ; mais elles donnèrent plus de valeur au domaine, et jamais on n'avait dit qu'elles lui eussent causé la moindre difficulté. Je ne puis m'empêcher de noter ici la fatalité qui semble poursuivre les gentilshommes campagnards lorsqu'ils veulent s'occuper d'industrie ou de commerce. Je n'ai jamais vu, en Angleterre, un propriétaire foncier, avec l'éducation et les habitudes qu'entraîne cette qualité, s'adonner à l'une ou à l'autre sans être infailliblement ruiné, ou, du moins, sans faire des pertes ; soit que les idées et les principes du commerce aient en eux quelque chose qui répugne aux sentiments qui doivent découler de l'éducation, soit que le peu d'attention que les gentilshommes campagnards donnent ordinairement aux petits bénéfices et aux petites économies, qui sont l'âme du commerce, leur rendent le succès impossible ; quelle qu'en puisse être la cause, le fait est tel ; il n'y en a pas un sur un million qui réussisse. L'amélioration de leurs terres est la seule spéculation qui leur soit permise ; et quoique l'ignorance en rende l'essai dangereux quelquefois, cependant ils y courent moins de risques que dans toute autre tentative. Le vieux laboureur, dont le nom est Piron (aussi propice, je pense, à la culture qu'à l'esprit), étant arrivé, nous sortîmes pour parcourir ce que je regardais comme une terre classique.
Je m'arrêterai peu sur les détails : ils font bien meilleure figure dans le Mémoire sur les défrichements qu'à Tourbilly. Les prairies, même près du château, sont encore bien inégales ; en général, tout est assez grossièrement fait ; mais les peupliers dont le marquis parle dans ses Mémoires sont bien venus, et font honneur à son nom ; ils ont soixante à soixante-dix pieds de haut et un pied de circonférence ; les saules sont aussi beaux. Que n'étaient-ce des chênes, pour garder aux fermiers voyageurs du siècle à venir le bonheur que j'éprouve en contemplant ces peupliers plus périssables. Les chaussées près du château doivent avoir causé un travail très difficile. On néglige les mûriers. M. de Galway père, n'aimant pas cette culture, en a détruit beaucoup ; mais il en reste encore quelques centaines. On m'a dit que les pauvres gens du pays avaient obtenu jusqu'à 25 liv. de soie ; mais personne n'en fait plus maintenant. Près du château, 50 ou 60 arpents de prairies ont été drainés et amendés ; il y a des joncs à présent : toutefois, c'est encore très bon pour le pays. À côté, il y a un bois de pins de Bordeaux, semés il y a trente-cinq ans, valant actuellement 6 ou 7 liv. le pied. Je traversai la partie tourbeuse produisant les grands choux dont il fait mention ; elle touche à un fonds très étendu et susceptible de beaucoup d'améliorations. Piron m'apprit que le marquis a écobué environ 100 arpents, et qu'il y parquait 250 moutons. À notre retour au château, M. de Galway, voyant à quel agriculteur enthousiaste il avait affaire, fouilla ses papiers pour y trouver un manuscrit du marquis, entièrement de sa main, dont il eut la bonté de me faire présent, et que je conserverai parmi mes curiosités agricoles.
La réception courtoise de M. Galway, la chaleur amicale avec laquelle il entrait dans mes vues, et son désir de m'aider à les réaliser m'eussent décidé à me rendre à son invitation de passer quelques jours avec lui si je n'avais craint que l'état de madame de Galway ne rendit inopportune cette visite inattendue. Je pris congé le soir et retournai à La Flèche par une route différente de celle que j'avais suivie le matin. - 25 milles.

 

Le 30. - Immenses bruyères jusqu'au Mans. On m'assura à Guerces qu'elles ont 60 lieues de tour, sans grandes interruptions. Au Mans j'eus la mauvaise chance de ne pas trouver M. Tournai, secrétaire de la société d'agriculture. - 28 milles.

 

Le 1er octobre. - Vers Alençon, la campagne forme un contraste avec celle que j'ai traversée hier ; bonne terre, bien enclose, passablement cultivée et marnée, de bons bâtiments, route superbe en pierre noire, probablement ferrugineuse, qui se tasse bien. - Près de Beaumont, on voit des vignes sur les hauteurs : ce sont les dernières qu'on rencontre en marchant au nord. Tout le pays est bien arrosé par des rivières et des cours d'eau ; cependant il n'y a pas d'irrigations. - 30 milles.

 

Le 2. - Jusqu'à Nonant, 4 milles de beaux herbages, pâturés par des bœufs. - 28 milles.

 

Le 3. - De Gacé vers Bernay. Passé à Broglie, château du maréchal duc de Broglie, qui est entouré d'une telle quantité de haies tondues, doubles, triples et quadruples, que ce travail doit faire vivre la moitié des pauvres de cette petite ville. - 25 milles.
Le 4. - Quitté Bernay, où, comme en bien d'autres endroits du pays, il y a beaucoup de murs de terre, formés d'une glaise rouge et grasse, couverts en chaume au sommet et soutenant de beaux arbres fruitiers : modèle à suivre dans notre pays, où la pierre et la brique sont chères. Arrivé dans une des plus riches contrées de la France et même de l'Europe. Il y a peu de vues plus belles que celle d'Elbeuf, quand on vient à la découvrir de la hauteur qui la domine : la ville est à vos pieds, dans la vallée ; la Seine d'un côté offre un beau bassin parsemé d'îles boisées, et un cirque immense de collines, couvertes par une forêt, encadre le tout.

 

Le 5. - Rouen. L'hôtel-Royal fait opposition à cette hideuse tanière de fripons et d'insolents, la Pomme de pin. Au théâtre, le soir : il n'est pas, je pense, aussi grand que celui de Nantes, et surtout il ne lui est pas comparable pour l'élégance et le luxe : il est sombre et malpropre. La Caravane du Caire de Grétry : la musique, quoiqu'il y ait un peu trop de chœurs et de tapage, contient quelques passages tendres et agréables. Je la préfère à tout ce que j'ai entendu de ce célèbre compositeur. Le lendemain matin, j'allai visiter M. Scanegatty, professeur de physique dans la Société royale d'agriculture ; il me reçut avec politesse. Une salle fort grande est garnie d'instruments de mathématiques et de physique et de modèles. Il m'expliqua quelques-uns de ces derniers, particulièrement un four pour le plâtre qu'on apporte ici en grandes quantités de Montmartre. Visité MM. Midy, Roffec et compagnie, les plus grands négociants en laines du royaume. Ils eurent la bonté de me faire voir une grande variété de laines de toutes les parties de l'Europe et de me permettre d'en prendre des échantillons.
Le jour suivant, au matin, j'allai à Darnetal, chez M. Curmer, qui me montra sa fabrique. Retourné à Rouen et dîné avec M. Portier, directeur général des fermes, pour lequel j'avais une lettre du duc de Larochefoucauld. La conversation tomba entre autres choses sur le manque de nouvelles rues à Rouen en comparaison du Havre, de Nantes et de Bordeaux. On remarqua que, dans ces dernières villes, un négociant s'enrichit en dix ou quinze ans et fait bâtir. Ici c'est un commerce d'économie, dans lequel la fortune est longue à venir et ne permet pas les mêmes entreprises. À table, tout le monde s'accorda sur ce point que les pays de vignobles sont les plus pauvres de France. J'objectai le produit par arpent, qui est de beaucoup supérieur à celui d'autres terres ; on maintint le fait comme généralement admis et reconnu. Passé la soirée au théâtre. Madame Dufresne me fit grand plaisir ; c'est une excellente actrice, qui ne charge jamais ses rôles et vous fait ressentir ce qu'elle ressent elle-même. Plus je vois le théâtre français, plus je suis forcé de reconnaître qu'il l'emporte sur le nôtre par le grand nombre de bons acteurs, la rareté des mauvais, et la très grande quantité de danseurs, chanteurs et gens dont dépend le théâtre. Dans les passages que l'on applaudit, je remarque, chez les spectateurs français, cette générosité qui bien des fois en Angleterre m'a fait aimer mes compatriotes. Nous nous laissons trop entraîner à notre penchant haineux contre les Français. Pour moi, je vois bien des raisons pour les estimer : en attribuant beaucoup de fautes à leur gouvernement, peut-être trouverons-nous dans le nôtre la cause de notre grossièreté et de notre mauvais caractère.

 

Le 8. - Mon projet, pendant quelque temps, avait été de retourner tout droit de Rouen en Angleterre, car la poste m'avait causé de cruelles inquiétudes. Je n'avais reçu aucune lettre de ma famille depuis un certain temps, quoique j'eusse souvent écrit de manière pressante. Ces lettres étaient envoyées à une personne à Paris, qui devait me les faire tenir ; mais, soit négligence, soit toute autre raison, elles ne venaient pas, tandis que celles adressées dans les villes où je passais m'arrivaient régulièrement ; je craignais que quelqu'un ne fût malade chez moi et qu'on ne voulût pas me mander de mauvaises nouvelles, lorsque ma position ne me laissait pas moyen d'y porter remède. Le désir que j'avais d'accepter l'invitation de la duchesse d'Anville et du duc de Larochefoucauld, à la Roche-Guyon, prolongea cependant mon voyage, et je me mis en route pour cette nouvelle excursion. La vue du chemin au-dessus de Rouen est vraiment superbe : à l'une des extrémités de la vallée, la ville et le fleuve qui l'arrose, tout parsemé d'îles boisées ; à l'autre, deux grands canaux embrassant un archipel tantôt cultivé, tantôt en pâturage ; autour une magnifique ceinture de forêts. Passé par Pont-de-l'Arche, dans ma route sur Louviers ; j'avais des lettres pour M. Decretot, le célèbre manufacturier, qui me reçut avec une bonté pour laquelle il devrait y avoir une autre expression que celle de courtoisie. Il me fit voir sa fabrique, la première du monde certainement, si la réussite, la beauté des tissus et une invention inépuisable pour répondre à tous les caprices de la fantaisie, sont des mérites à une telle supériorité. Rien n'égale les draps de vigogne de M. Decretot, à 110 francs l'aune (4 l. st. 16 sh. 3 d.). Il me montra aussi sa filature de coton, dirigée par deux Anglais.
Près de Louviers se trouve une manufacture de plaques de cuivre pour le doublage des vaisseaux de la marine royale ; c'est encore une colonie d'Anglais. Je soupai avec M. Decretot, et passai la soirée en compagnie de dames fort aimables. - 17 milles.

 

Le 9. - Vernon par Gaillon. Riches terres labourables dans la vallée. Parmi la liste que j'ai prise il y a longtemps des choses à voir en France, se trouvaient la plantation de mûriers et la magnanerie du maréchal de Belle-Isle à Bissy près Vernon ; les nombreux essais de la Société des Arts de Londres, pour introduire la soie en Angleterre, donnaient un grand intérêt aux entreprises semblables tentées dans le nord de la France. Je fis en conséquence toutes les recherches nécessaires pour m'éclairer sur les résultats d'essais aussi méritoires. Bissy est un beau domaine acheté à la mort du duc de Belle-Isle par le duc de Penthièvre, qui ne connaît qu'un seul plaisir, celui d'habiter successivement les nombreuses terres qu'il possède dans toutes les parties de la France. Il y a de la raison dans ce goût : moi-même j'aimerais à avoir une vingtaine de fermes, depuis la Huerta de Valence jusqu'aux Highlands d'Écosse, à les visiter et à les faire valoir tour à tour. Passé la Seine à Vernon, franchi de nouveau les collines de craie, puis fait une nouvelle ascension pour gagner la Roche-Guyon, l'endroit le plus singulier que j'aie vu. Madame d'Anville et le duc de Larochefoucauld m'accueillirent d'une façon qui m'aurait fait trouver de l'agrément au milieu d'un marais. Ce fut aussi pour moi un très grand plaisir d'y retrouver la duchesse de Larochefoucauld, avec laquelle j'avais passé des heures si agréables à Luchon ; excellente femme, douée de cette simplicité de caractère que font disparaître ordinairement l'orgueil de famille et la morgue du rang.
L'abbé Rochon, célèbre astronome de l'Académie des sciences, et quelques autres personnes, donnaient à la Roche-Guyon, avec l'entourage domestique et le luxe d'un grand seigneur, l'aspect exact de la résidence d'un de nos pairs d'Angleterre. L'Europe se ressemble tellement, qu'en visitant des maisons d'un revenu de 15 à 20 000 l., on trouve la vie bien plus la même que ne s'y attendrait un jeune voyageur. - 23 milles.

 

Le 10. - Voilà certainement le plus singulier endroit où je me sois trouvé. On a coupé le roc perpendiculairement pour faire place au château. La cuisine, qui est très grande, de vastes caves, d'immenses celliers (magnifiquement remplis, par parenthèse) et des offices sont taillés dans le roc vif, et n'ont en brique que la façade ; le château est large et contient 38 pièces. La duchesse actuelle a ajouté un beau salon de 48 pieds de long, bien proportionné, avec quatre belles tapisseries des Gobelins, et aussi une bibliothèque bien garnie. On me montra l'encrier du fameux Louvois, ministre de Louis XIV, en m'assurant que c'était celui dont s'était servi le roi pour signer la révocation de l'édit de Nantes, et je suppose aussi, l'ordre pour Turenne d'incendier le Palatinat. Ce marquis de Louvois était grand-père des deux duchesses d'Anville et d'Estissac, dont toute la fortune leur est revenue, ainsi que celle de leur propre famille, branche de la maison de Larochefoucauld, d'où elles tirent, je le pense, leur caractère qui n'a rien de celui des Louvois. L'appartement principal communique par une terrasse avec des sentiers qui serpentent le long de la montagne. Comme dans tous les châteaux français, il y a une petite ville et un grand potager, qu'il faudrait enlever pour le mettre d'accord avec nos idées anglaises.
Bissy est de même ; chez le duc de Penthièvre il y a devant la maison une pente douce avec un ruisseau dont on pourrait se servir pour créer une pelouse ; ici, exactement à la même place, s'étend un immense potager avec assez de murs pour une forteresse. Les pauvres se creusent, comme en Touraine, des maisons dans la craie, qui ont une apparence singulière : il y a deux rues, l'une au-dessus de l'autre ; on dit ces demeures saines, chaudes en hiver, fraîches en été ; d'autres pensent, au contraire, que la santé des habitants en souffre. Le duc eut la bonté d'ordonner au régisseur de me renseigner sur l'agriculture du pays, et de voir tout le monde qu'il faudrait pour éclaircir tous les doutes. Chez un noble de mon pays on eût, à cause de moi, invité à dîner trois ou quatre fermiers, qui se seraient assis à table à côté de dames du premier rang. Je n'exagère pas en disant que cela m'est arrivé cent fois dans les premières maisons du Royaume-Uni. C'est cependant une chose que, dans l'état actuel des mœurs en France, on ne verrait pas de Calais à Bayonne, excepté par hasard chez quelque grand seigneur ayant beaucoup voyagé en Angleterre, et encore à condition qu'on le demandât. La noblesse française n'a pas plus l'idée de se livrer à l'agriculture, ou d'en faire un objet de conversation, excepté en théorie, comme on parlerait d'un métier ou d'un engin de marine, que de toute autre chose contraire à ses habitudes, à ses occupations journalières. Je ne la blâme pas tant de cette négligence que ce troupeau d'écrivains absurdes et visionnaires qui, de leurs greniers dans la ville, ont, avec une impudence incroyable, assez inondé la France de satires et de théories, pour dégoûter et ruiner toute la noblesse du royaume.

 

Le 12. - Quitté avec regrets une société où j'avais tant de raisons de me plaire. - 35 milles.

 

Le 13 - Même pays jusqu'à Rouen. La première apparition de cette ville est soudaine et frappante ; mais la route, faisant un zigzag pour descendre plus doucement la côte, présente à l'un de ces coudes la plus belle vue de ville que j'aie jamais contemplée. La cité avec ses églises, ses couvents et sa cathédrale, qui s'élève fièrement au milieu, remplit la vallée. Le fleuve présente une belle nappe, traversée par un pont, avant de se diviser en deux bras qui enceignent une grande île couverte de bois ; le reste du paysage, parsemé de verdure, de champs cultivés, de jardins et d'habitations, achève ce tableau en parfaite harmonie avec la grande cité qui en forme l'objet principal. Visité M. d'Ambournay, secrétaire de la Société d'agriculture, absent alors de mon premier passage ; nous eûmes un entretien très intéressant sur l'agriculture et les moyens de l'encourager. J'appris, de cet ingénieux savant, que sa méthode de l'emploi de la garance verte, qui fit il y a quelques années tant de bruit dans le monde agricole, n'est à présent nulle part en pratique ; ce n'est pas qu'il ne persiste à la croire bonne. Le soir, à la comédie, mademoiselle Crétal, de Paris jouait Nina : c'est la plus grande fête que m'ait donnée le théâtre en France. Elle s'en acquitta avec une expression inimitable, et une tendresse, et une naïveté, et une élégance qui s'emparaient de tous les sentiments du cœur, contre lesquels la pièce a été écrite. Sa physionomie est aussi gracieuse que sa figure est belle ; dans son jeu rien n'est de trop, elle suit en tout la simplicité de la nature. La salle était comble ; des guirlandes de fleurs et de lauriers jonchèrent le théâtre ; ses camarades la couronnèrent ; mais elle, elle retirait modestement de sa tête chaque couronne que l'on essayait d'y placer. - 20 milles.
Le 14. - Pris la route de Dieppe. Vallée couverte de prairies bien irriguées ; on fait les foins. Couché à Tôtes. 7 milles et demi.

 

Le 15. - Dieppe. J'ai eu le bonheur de trouver le paquebot prêt à mettre à la voile. Je suis monté à bord avec ma pauvre compagne aveugle dont le pied est si sûr. Je ne la remonterai probablement jamais ; cependant tous mes sentiments répugnaient à ce que je la vende en France. Sans y voir elle m'a porté en toute sécurité pendant plus de 1500 milles ; pour le reste de sa vie elle ne connaîtra d'autre maître que moi ; si je le pouvais, ce voyage serait son dernier travail ; mais j'en suis sûr, elle labourera encore de bon cœur pour moi à la ferme.

 

Le débarquement dans la jolie petite ville neuve de Brighthelmstone (Brighton) fait un plus grand contraste avec Dieppe, qui est vieux et sale, qu'il n'y a entre Douvres et Calai ; à l'auberge du Château, je me suis cru un instant dans le pays des fées ; mais l'enchantement se fit payer cher. Passé la journée suivante chez lord Sheffield, où je ne vais de fois sans en remporter autant de plaisir que d'instruction. J'aurais voulu profiter un peu du cercle du soir à la bibliothèque ; mais quelques mots, dits au hasard dans la conversation, se joignant à mon manque de lettres en France, je me mis en tête qu'un de mes enfants était mort pendant mon absence ; je partis à la hâte le lendemain matin pour Londres, où j'eus le plaisir de voir le peu de fondement de mes alarmes ; on m'avait écrit, mais rien ne m'était arrivé. - Bradfield. - 202 milles.

 

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